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3t Câ/îier de Isi J^ servie
Le Pédagogue
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les enfants
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JhlcTloorc&L
LES* Cahiers Vaudois
mtPniHEItlEt RÉUNIES t. A. LttS«HNC.
(O* c a hier de lei J£ série )
Le Pédagogue
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]es enfants
LES- Cahiers V^udois
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... ILS N'EN MEURENT PAS
La vie peut continuer longtemps dans des condi-
tions très défavorables. Après des semaines de séche-
resse, on voit quelquefois, sortant de la fente d'un
vieux mur, d'étonnantes petites plantes, presque
fraîches, dont l'obscur vouloir- vivre n'a pas été
découragé par la pierre avare où elles cherchent leur
nourriture. Il y a une dizaine d'années, je rencon-
trais fréquemment un lamentable vieillard qui allait
chaque jour, au bon moment, fouiller les boîtes à
ordures dans les quartiers où demeurent quelques
bourgeois prodigues. La misère et l'ivrognerie avaient
fait de cet être une ruine chancelante. Eh bien î il
n'est pas encore mort. Je l'ai revu hier : à peine
plus branlant qu'autrefois, le malheureux retournait
vers ses boîtes à surprises.
Ces petites plantes tenaces, cet ivrogne, et tant
d'autres organismes, en partie détruits, dont le vœu
opiniâtre est de durer, donnent raison à ce père de
famille qui, me parlant de l'école peu satisfaisante
où il avait dû mettre son fils, concluait en disant :
— 8 —
— Je n'ai pas été plus favorisé que lui : il n'en
MOURRA PAS.
Il faut le reconnaître : quelles qu'aient été les
fautes commises par nos éducateurs, nous n'en som-
mes pas morts. Nous sommes encore là. On nous
compte lorsqu'on fait le recensement annuel de la
population. Et, ça, c'est énorme !
Non seulement les écoliers supportent le rég'ime
auquel ils sont soumis, mais, s'ils en souffrent, c'est
d'une manière bien peu apparente.
Le bien qu'on leur fait est moins hypothétique.
On leur apprend à lire, à écrire et à compter. Ils
acquièrent, en outre, dans leurs leçons, des notions
variées, susceptibles d'émerveiller les gens simples.
D'autre part, l'Ecole décharge les parents, cinq, six
ou sept heures par jour, du soin de surveiller leur
progéniture. Elle donne des certificats flatteurs aux
élèves studieux. Enfin, elle délivre aux jeunes gens
le diplôme qui leur permettra de faire l'apprentis-
sage de quelque profession plus ou moins lucrative.
Pour exiger d'elle davantage, ne faut-il pas accorder
aux choses de l'esprit une importance excessive?
Les écoles actuelles peuvent donc compter sur
l'approbation de beaucoup de personnes raisonna-
bles. Elles peuvent compter aussi sur l'adhésion
muette et distraite de nombreux citoyens qui ont à
résoudre des questions plus pressantes ou plus
attrayantes que le problème de l'enseignement
public. Car la plupart des hommes s'intéressent peu
à ce qui se passe dans le coin des enfants. N'y a-t-il
pas quelque chose de rassurant, d'ailleurs, dans
l'admirable ponctualité avec laquelle, chaque jour,
aux mêmes heures, maîtres et élèves reprennent leur
besogne? Tout se passe normalement. Et de même
qu'on remet ses lettres aux employés de la poste, il
est conforme à l'usage de confier ses enfants aux spé-
cialistes de la pédagogie.
Il est donc probable que l'Ecole conservera encore
longtemps ses vieilles habitudes. En qualité d'admi-
nistration de l'Etat, elle est à l'abri de toute concur-
rence sérieuse. C'est elle qui éduque les continua-
teurs de son œuvre. Enfin, en enseignant aux êtres
jeunes ses propres vérités et ses propres vertus,
l'Ecole forme, dans une certaine mesure, le jugement
de ceux qui, plus tard, pourraient la juger.
Je me propose de montrer que les écoles d'aujour-
d'hui sont mauvaises, et qu'on pourra les améliorer
beaucoup dès qu'on le voudra réellement.
Mais je me hâte de reconnaître la fragilité de cette
thèse. D'abord, parce que ma profession est d'ensei-
gner, je me fais sûrement une idée inexacte du rôle
de l'Ecole dans la vie sociale. En m'intéressant exclu-
sivement aux effets possibles de l'éducation sur la
conduite des individus, je néglige des influences dont
le médecin, l'historien et l'économiste sauraient me
faire comprendre l'importance essentielle. Et puis,
même si le pédagogue pouvait exercer une action
— 10 —
décisive sur la mentalité humaine, dans quelle direc-
tion devrait-il agir? On ne peut trancher une telle
question qu'en souriant.
Je le vois bien : dans mon argumentation, je ne
pourrai appeler aucun Absolu à la rescousse : je
devrai me contenter d'exprimer mon sentiment. Je
renonce donc à apporter au lecteur LA VERITE.
Ah ! quel bon débarras !
En disant du mal des écoles d'aujourd'hui, je vais
sans doute exagérer ; j'en avertis loyalement le lec-
teur. Et, d'abord, en parlant de ces écoles, je ne
mentionne que leurs défauts. 11 n'en faudrait pas
conclure que la vie y est intolérable. Depuis vingt-
cinq ans, j'y passe, chaque semaine, des moments
très agréables. Ceux qui y donnent des leçons sont
de braves gens ; et l'absurdité de nos méthodes d'en-
seignement est atténuée par le bon sens et par la
bonté de ceux qui les appliquent. Les pédagogues
que je connais diffèrent tous plus ou moins de celui
que je combats, et il y en a qui ne lui ressemblent
d'aucune manière. Cela ne m'a pas empêché de dire :
le pédagogue n'aime pas les enfants. Il ne les aime
pas assez, puisqu'il ne proteste pas contre le régime
scolaire auquel ils sont soumis. D'autre part, en
personnifiant les tendances détestables de notre
vieille pédagogie, je les attaquerai avec plus d'en-
irain. Et puis, il me fallait un titre.
Que ce soit bien entendu : je n'ai pas eu un seul ins-
tant l'intention de faire un tableau tant soit peu exact
— 11 —
et complet de l'enseignement public à notre époque.
Je proteste contre des habitudes que je déteste et
j'essaie d'attirer sur elles l'attention de quelques
personnes mal renseignées : voilà tout. Le lecteur
voudra bien compléter lui-même mes affirmations en
disant : « Toutes les écoles n'ont pas ce défaut-la » ;
ou bien : « Il y a un assez grand nombre d'écoliers
qui souffrent beaucoup moins que ça de l'éducation
qu'il reçoivent. » Oui sait ? Il existe peut-être des
enfants auxquels l'Ecole ne fait aucun mal. Les ques-
tions qu'on veut résoudre sont toujours plus com-
plexes qu'on ne l'imaginait.
Ajoutons que l'influence de l'Ecole n'est pas la
seule influence que les enfants subissent. Cela pourra
souvent induire en erreur ceux qui la jugent avec
sévérité comme ceux qui la jugent trop favorable-
ment.
En somme, mes jugements ne feront qu'exprimer
mes goûts. Si nous avions d'autres goûts, nous
aurions aussi d'autres principes ; et, à l'ordinaire,
en luttant pour une idée, nous nous appliquons sim-
plement à propager notre propre manière d'être.
Par bonheur, nos goûts sont en même temps ceux
d'un certain nombre de nos contemporains. En com-
battant la pédagogie traditionnelle, on n'est pas seul.
Et je n'aurais probablement pas formé le projet
d'écrire ce petit livre si je n'avais pas été fréquem-
ment enthousiasmé par l'éloquence de tant d'écri-
vains anciens et modernes qui défendent l'enfant
— 12 —
contre l'Ecole. En réclamant pour les écoliers un
régime moins débilitant, je suis d'accord avec une
minorité optimiste, sans mépris pour la nature
humaine, qui craint qu'en façonnant trop bien la
vie superficielle des êtres jeunes, on ne diminue leur
vie profonde.
Je l'ai reconnu : la pédag^ogie indiscrète à laquelle
les enfants d'aujourd'hui n'échappent plus, peut
causer leur défraîchissement prématuré sans consti-
tuer pour notre race un danger imminent.
Je n'objecterai donc rien aux sceptiques et aux
satisfaits qui me diront : « L'humanité en a vu bien
d'autres.» Mais ceux qui acceptent le nom d'éduca-
teurs ne peuvent pas se contenter de cette perspec-
tive que « les fils seront dignes des pères ». Par
définition, ils doivent croire en un Mieux réalisable,
en un perfectionnement possible de l'être humain.
Chez eux, un certain idéalisme est de rigueur. Et
c'est précisément le désaccord qu'il y a entre les
principes qu'ils sont décemment tenus de proclamer
et les vieilles habitudes qu'ils conservent qui fait la
force de leurs adversaires. Chaque année, ici ou là,
devant le public sans méchanceté des grandes fêtes
scolaires, des orateurs rassurants définissent en ter-
mes nobles la tâche du Pédagogue. Mais celui-ci,^
fonctionnaire timide, inculque à ses élèves le respect
et la docilité qui les pousseront toujours à faire
« comme les autres ». Et, ainsi, il rend encore plus
incertain l'avenir meilleur vers lequel s'élancent les
cœurs nouveaux.
IL Y A DEUX ECOLES
Ce n'est pas de l'école primaire et de l'école
secondaire que je veux parler. Du point de vue où
je me place on ne voit pas entre celle-ci et celle-là
une différence essentielle (différence qui a peut-être
existé autrefois). A peu de chose près, tous les éco-
liers sont soumis au même régime intellectuel. Je
sais bien que les gens cultivés qualifient volontiers
les autres de « primaires ». Mais ce dédain habile
ne prouve pas d'une façon certaine leur supériorité.
On rencontre aujourd'hui des primaires dans tous les
mondes. Si j'ai bien compris, le primaire est un être
porté à résoudre au moyen de règles simples toutes
les questions qui se posent. En particulier, il croit
depuis son enfance en l'efficacité souveraine de la
Règle de Trois. Exemple : Si Von a payé 2 fr. 60
pour 4 kilos de cassonade^ on paiera o fr. 65 pour
un kilo ; et, pour 7 kilos, on paiera 7 fois plus.
Le septième kilo de cassonade a la même valeur que
chacun des précédents, et cela justifie l'emploi du
procédé classique. Mais en abusant de problèmes de
ce genre on rencontre trop souvent des cas où la
— 14 —
valeur d'une chose est directement proportionnelle
au nombre des unités dont elle se compose, et l'on
devient trop sensible au prestige de la grande
quantité.
Eh bien, dans les écoles secondaires d'aujour-
d'hui, tout se passe comme si la valeur intellectuelle
des écoliers pouvait être calculée au moyen de sim-
ples « règles de trois ». Ces écoles sont ce qu'elles
seraient si leurs organisateurs avaient fait d'abord
ces raisonnements désarmants :
Puisque un élève studieux qui a quatre prof esseurs
retire de leurs leçons un réel profit, ce profit serait
double s'il en avait huit.
Le mérite d'un écolier qui a pu mettre sur sa
feuille trente dates historiques est trois fois plus
grand que le mérite de son camarade qui n'a pu en
donner que dix.
L'enfant s'instruira ÉVIDEMMENT plus si on
lui donne sept leçons dans le courant de la journée
que si on ne lui en donne que six.
Je ne connais qu'une école publique où l'écolier
reçoive, certains jours, huit leçons et, exceptionnel-
lement, neuf. Mais, en songeant à l'avenir, je suis
inquiet. II existe sûrement quelque part des pédago-
gues ayant des marchandises à placer ^ qui ont dû
remarquer qu'il s'écoule beaucoup d'heures utilisables
entre le moment où les enfants se lèvent et le moment
où ils se couchent. Or, la quantité de travail accom-
1 Voir la note à la fin du volume.
- 15 —
plie est directement proportionnelle au temps employé !
Parbleu ! Exemple : Une fontaine a rempli le tiers
d'un bassin en 4 heures. En 12 heures, elle remplira
donc tout le bassin.
Le fait est que les programmes scolaires se sont
« développés » à la manière de certaines pierres
dont le volume augmente parce que des particules
de sable viennent s'attacher à leur surface. Pour les
ramener à leur état primitif, il suffirait de les
« racler ».
C'est dans les bureaux de l'Etat que la différence
entre l'école primaire et l'école secondaire apparaît
nettement. Ce ne sont pas les mêmes fonctionnaires
qui s'occupent de l'une et de l'autre. A chacune on
consacre des registres particuliers ; et l'on ne met
pas dans les mêmes cartons les papiers qui concer-
nent celle-ci et les papiers qui concernent celle-là.
Mais celui qui rêve de mettre plus de clarté et plus
de chaleur dans l'âme de l'enfant, peut-il croire en la
réalité de toutes ces paperasses?
Pourquoi différencier prématurément deux écoles,
puisque le hasard réunira, dans l'une comme dans
l'autre, les intelligences les plus fines avec les plus
grossières? Si l'une vaut mieux que l'autre, ne gar-
dons que la meilleure des deux. Les enfants très
jeunes ont les mêmes besoins fondamentaux ; et l'on
pourrait, pendant quelques années, les soumettre
tous à un même régime fortifiant. (Je ne dis pas :
à la même contrainte.)
— 16 —
Les parents n'ont pas toujours la possibilité de
choisir entre nos deux enseignements. Et s'ils doi-
vent choisir trop tôt, ils se trompent souvent. Il
existe des écoles préparatoires où l'on met des petits
jÇarçons, âgés de sept à huit ans, déjà destinés à
entrer plus tard au collège. Or, si M. Nicolas tient à
ce que ses deux fils fassent leurs « humanités »,
c'est pour une raison bien baroque. Il est riche ; et
pendant des années il fera toutes les dépenses néces-
saires pour être un jour le père d'un médecin et
d'un docteur en droit. J'ai connu de malheureux
garçons, dociles et bornés, dont on avait vainement
essayé d'affiner l'esprit en leur donnant deux mille
leçons de latin.
Il y a deux écoles : 1° L'Ecole proprement dite
(qu'on appelle aujourd'hui primaire ou secondaire) ,
où tous les enfants vont pour commencer.
2° L'école spéciale ou professionnelle, où l'on
entre plus tard, et où tous les élèves font un même
apprentissage déterminé.
Cette école spéciale sera, par exemple, une école
de médecine, ou une école d'horlogerie, ou une
école de droit, ou une école de commerce, ou une
école de dessin, ou une école dentaire.
On comprend que dans une telle école tous les
élèves se livrent au même entraînement méthodique ;
qu'on propose à tous les mêmes travaux et que,
finalement on exige de tous les mêmes connaissances
techniques et un même minimum d'habileté. Les uns
— 17 —
exécuteront plus facilement que les autres les exer-
cices réglementaires ; mais les exigences du maître
ne varieront pas avec leurs aptitudes respectives. En
somme, c'est sa science de spécialiste, ce sont ses
propres talents, ses propres tours de main qu'il
s'efforce de communiquer à tous ses élèves indiffé-
remment. Si les goûts de l'un de ceux-ci sont trop
fortement contrariés par cette discipline uniforme,
qu'il s'en aille. Car il y a des règles concernant la
résistance des matériaux que doivent connaître tous
les futurs constructeurs de ponts. Il faut exiger aussi
de tous les élèves d'une école d'horlogerie qu'en
dépit de leurs tendances individuelles ils fabriquent
un jour des montres marchant d'accord. Et je trouve
bon que l'on interdise aux jeunes gens qui étudient
l'art dentaire une originalité excessive dans la manière
d'arracher les dents.
Mais c'est de la première école que je veux parler,
de celle que j'appellerai simplement l'Ecole et dont
on oublie trop souvent l'un des caractères essentiels.
Dans cette Ecole-là, le maître s'adresse à des enfants
qui exerceront par la suite les professions les plus
diverses. Sans doute, l'école secondaire s'offre à un
public plus restreint que celui où l'école primaire
recrute ses élèves. Il n'en est pas moins vrai que dans
les « gymnases classiques », par exemple, en dépit
des triages antérieurs, les mêmes leçons, à peu de
chose près, se donnent à de futurs médecins, à de
futurs théologiens, à de futurs ingénieurs, à de fu-
turs avocats, à de futurs chimistes, à de futurs péda-
— 18 -
gogues ; et mon éiiuméralion n'est pas complète.
L'Ecole doit donc se demander : « Est-ce que la
science que j'enseigne a une A^aleur générale ? Est-ce
que chacun de mes élèves, s'il est zélé, retirera un
réel profit des leçons auxquelles il est tenu d'assister? »
Si elle était scrupuleuse, elle se demanderait encore :
« Existe-t-il des moyens meilleurs que ceux que j'em-
ploie pour instruire et pour fortifier ces enfants ? »
A l'Ecole, l'enfant apprend à lire, à écrire et à
compter. Gela est fort bien. Mais il suffirait de retenir
l'écolier de huit heures à dix heures du matin, sept
ou huit ans de suite, pour lui enseigner cette science
rudimentaire.
Or, l'Ecole veut occuper dans notre vie une place
beaucoup plus grande. Elle veut richement meubler
les chambres de notre mémoire ; elle veut nous appren-
dre à penser ; elle veut réformer notre caractère ;
elle veut nous moraliser et faire de nous de bons
citoyens. Elle a même la prétention, en dépit des
apparences, d'assouplir et de fortifier nos muscles :
elle veut tout faire. Et comme cela exige beaucoup de
temps, elle nous prend presque toute notre enfance;
elle nous immobilise durant des milliers d'heures
dans l'attitude de l'écolier qui écoute, ou qui fait
semblant. En hiver, quand les journées sont courtes,
l'enfant, s'il est zélé ou craintif, ne peut songer du
matin au soir, qu'à ses devoirs envers l'Ecole. Et, en
été, son insouciance n'est pas beaucoup plus grande.
Il a peut-être une mère ou un père clairvoyants dont
— 19 —
Ja sollicitude inquiète pourrait le protéger contre le
zèle indiscret du pédagogue. Mais il ne suivra pas leurs
conseils, car il doit consacrer tout son temps à l'ac-
complissement de ses tâches réglementaires.
On ne saurait trop exiger de l'Ecole d'aujourd'hui.
Si elle a pour devoir de favoriser le développement
physique, intellectuel et moral de l'enfant, c'est pour
cette raison bien simple qu'elle empêche les autres de
le faire. Sa responsabilité finit par croître beaucoup
plus rapidement que le nombre des heures durant
lesquelles elle enferme ses élèves. Et quand elle les
enferme trop longtemps, elle leur prend quelque
chose de plus précieux que tout ce qu'elle leur donne.
Donc, ici, nous ne sommes plus à l'école profes-
sionnelle. Ici^ en face de son maître, l'écolier n'est
plus celui des deux qui doit comprendre l'autre. Il
ne s'agit plus d'enseigner à tous les élèves les mêmes
procédés et les mêmes formules. Il faut fournir à cha-
cun d'eux l'occasion d'améliorer ce que la nature lui
a donné de bon. Car chacun d'eux, en qualité d'être
humain, a des aptitudes précieuses dont on pourrait
favoriser le développement. Or, tous les enfants ne se
développent pas de la même façon ; ils ne peuvent
pas progresser tous de la même allure.
Très raisonnablement, on veut que la « table de
multiplication » soit la même pour tout le monde. Je
consens encore à ce qu'un accord parfait se fasse sur
l'orthographe de tous les mots simples, et, aussi, si
cela ne co^jtepas trop cher, sur l'orthographe de quel-
— 20 —
ques mots difficiles. Enfin, il est admissible que dans
certaines leçons tous les écoliers fassent la même
chose. Mais, à côté de ce domaine où l'instruc-
tion peut être obligatoire et uniforme, n'y en a-t-ii
pas un autre où la diversité et la liberté doivent
être admises ? Si un jeune collég^ien dessine avec
plaisir, faut-il absolument l'empêcher, durant les
milliers d'heures qu'il passe en classe, de dessiner
plus fréquemment que son camarade dont le seul
désir est d'aller s'étendre tout nu, au soleil, au bord
du lac ? Si des enfants du même âge diffèrent pro-
fondément par la finesse plus ou moins grande de
l'intelligence, par la qualité de la mémoire, par leurs
caractères physiques, par leurs goûts, leurs défauts
et leurs aptitudes de toutes sortes, est-il indispen-
sable qu'ils absorbent simultanément, plusieurs années
de suite, le même nombre d'empereurs romains, de
dates historiques, de règles de trois, de silicates dou-
bles, de théorèmes, d'écrivains classiques, d'équa-
tions du second degré, de montagnes suisses et de
villes lointaines?
J'imagine qu'on a rendu l'instruction obligatoire
afin que chaque citoyen sache lire et écrire. Mais
l'Ecole, qui est maîtresse chez elle, impose à tous ses
élèves l'étude de tous les sujets qu'il lui plaît de
mentionner dans ses programmes. Le fait est là: un
père de famille n'a pas le droit de supprimer un ou
deux plats dans le menu invariable que des pédago-
gues ont composé pour le repas spirituel de ses
— 21 —
enfants. S'il tient à ce que son fils ne reçoive que
trois ou quatre leçons par jour, on lui fera des objec-
tions décourageantes. On lui dira peut-être (s'il s'agit
d'une école secondaire) : « Dans ce cas, vous paierez
plus cher », (comme au restaurant, quand on mange
à la carte). Et, ainsi, sauf de rares exceptions, la
règle est unique : il faut tout avaler.
Ce père pourrait, il est vrai, mettre son enfant
dans un autre établissement. Mais il y trouverait la
même uniformité. Ajoutons que, le jour de l'examen
final, on repince ceux qui n'ont pas voulu se sou-
mettre au régime commun.
Le principe de ceux qui enseignent apparaît clai-
rement : la dose de science que nous inculquons à
Fécolier dans un temps donné ne doit pas dépendre
de la qualité de son cerveau.
Ignorant systématiquement les aptitudes, suscepti-
bles d'être cultivées, que ses élèves possèdent, le
pédagogue, spécialiste inconscient, s'efforce de leur
communiquer à tous son propre savoir et sa propre
virtuosité.
Il existe beaucoup d'écoles où les jeunes gens peu-
vent se spécialiser. Mais nous n'avons pas encore
celle où l'enfant pourra s'épanouir.
UN COUP D'ŒIL DANS LES
i MANUELS SCOLAIRES
On dit souvent aux écoliers des choses utiles ou
intéressantes. Il serait stupide de le nier. Mais pour-
quoi ne se contente-t-on pas de leur dire ces choses-
là? J'ai là, sur ma table, un certain nombre de ma-
nuels scolaires. Je vais vous donner quelques-uns des
renseignements que l'enfant y trouve.
Voici d'abord un livre de géographie dont on se
sert dans les écoles de la Suisse française. Je l'ouvre
à la page où l'auteur nous parle de l'Espagne. Urt
élève studieux a souligné au crayon les noms des
quarante villes qui y sont énumérées. Les villes du
Portugal viendront plus tard. Essayez, dans une nuit
d'insomnie, de vous rappeler quarante noms de villes
espagnoles. Vous verrez: ce n'est pas facile. Et il n'y
a pas que les villes, en Espagne. Et, bien entendu,
l'auteur parle de tous les pays du globe avec un«
égale sollicitude. Et il n'y a pas seulement la géogra-
phie dans les programmes scolaires. Et l'on devrait
comprendre qu'il y a autre chose que l'école dans la
vie de l'enfant.
La seconde édition du même ouvrage est plus sim-
ple. Mais, le g-enre étant admis, on n'y constate au-
cune lacune regrettable. Ah! non. On y apprend que,
dans les Alpes grisonnes, s'ouvrent vers le nord les
vallées de Medels, de Lugnetz^ de Safien, de Doiri'
leschff, de Schanfigg et du Pràttigau. Que ron
mette ces noms dans les dictionnaires, pour ceux que
ça intéresse, c'est très bien. Mais importait-il vrai-
ment d'en rendre la connaissance obligatoire ?
Connaissez-vous le -S't'o? Comme son nom l'indique,
c'est une rivière qui sort du lac Balaton. Quant à
moi, je n'oublierai plus ce nom imprévu. 11 m'a rap-
pelé la révélation foudroyante que la baronne de
Brossarbourg- fit un jour à son mari: «Monsieur,
l'honneur des Brossarbourg est à tout jamais dans le
siau. »
Mais soyons sérieux. Voici une règle d'arithméti-
que que je trouve dans un manuel destiné aux écoles
primaires supérieures et aux écoles secondaires des
jeunes filles, en France :
Une fraction décimale périodique mixte est égale
à une fraction ordinaire dont le dénomiteur est un
nombre formé d'autant de 9 qu'il y a de chiffres
dans la période, suivis d'autant de zéros qu'il y a
de chiffres dans la partie non périodique et dont le
numérateur s'obtient en retranchant la partie non
périodique du nombre qu'on forme en écrivant la
période à la droite de la partie non périodique.
Tout simplement!
— 24 —
Je ne citerai pas de théorèmes d'algèbre : ils n'ont
une signification claire que pour les initiés. C'est
dire que beaucoup d'écoliers les débitent sans y com-
prendre grand'chose.
Quelques faits historiques. Les Turcs durent signer
en 1699 le traité de Karlowits , d'après lequel ils ne
conservaient en Hongrie que le banat de Témesvar.
Retenez ce nom car il ne reviendra plus.
Pendant la guerre de Sept ans, Frédéric II se fit
battre à Kollin, à Hochkirch et à Kunersdorf.
La maison de Saxe s'éteignit en 1024.
Quant au corsaire Duguay-Trouin, il mourut en
1736. II devait d'ailleurs finir par là.
Epaminondas mourut en 362 avant J.-G.
Les écoliers, pour quelques jours du moins, savent
qu'il exista un roi Attale et un roi Eumène. Quelles
malpropretés ces messieurs ont-ils faites? On l'ignore
sans doute, car le manuel ne nous fait connaître que
leurs noms. Et, de même, tout ce qu'on sait du gé-
néral Spartiate qui battit Nicias, c'est qu'il était rusé
et qu'il s'appelait Gylippe.
Enfin, parmi les dieux des anciens Germains, le
manuel cite Ziu et son copain Donar. Mais si, dans
une prochaine édition, l'auteur attribue ces noms à
deux généraux japonais, les écoliers n'y perdront ab-
solument rien.
Arrêtons-nous un instant. Croyez-moi : il n'y a pas
plus de sécheresse dans les renseignements que je
vous donne que dans ceux du manuel. Les miens se
2r
suivent dans un ordre absurde ; voilà toute la diffé-
rence. Il est d'ailleurs bien entendu que les quelques
noms que je cite ne peuvent donner qu'une faible
idée de la richesse du catalogue que les enfants étu-
dient pendant des années.
Encore une fois, je ne parle pas ici des conversa-
tions intéressantes que beaucoup de maîtres ont par-
fois avec leurs élèves. Je m'occupe seulement de ce
que l'écolier trouve dans ses livres quand, le soir, il
apprend sa leçon pour le lendemain. Ces livres con-
tiennent évidemment Vessentiel, ce qu'il faut retenir.
Eh bien ! parce que l'auteur est pressé, parce qu'il
songe à tout ce qu'il devra dire encore, (car il veut
tout mentionner), il ne s'arrête pas devant les phé-
nomènes pour les observer et les décrire : il se con-
tente, le plus souvent, de les nommer. L'élève stu-
dieux connaît les noms d'un grand nombre de per-
sonnages historiques qu'on n'a pas eu le temps de
lui présenter, dont il n'a jamais entrevu la silhouette
mais dont on lui a remis la carte de visite. (Au fait ;
en exposant dans son salon une coupe où s'entassent
des cartes de visite nombreuses, ne prouve-t-on pas
qu'on a beaucoup de « connaissances »?)
La question que je pose est bien simple : vaut-il
mieux fournir à l'enfant, en abondance, pendant des
années, les étiquettes que les hommes ont mises sur
les choses, ou bien s'arrêter patiemment avec lui de-
vant des choses vivantes, étonnantes, émouvantes?
Ne vous en allez pas encore. Il nous reste à jeter
— 26 —
un coup d'oeil dans l'admirable domaine de la science.
Mais je dois d'abord réparer une omission. Vous ne
lirez jamais la Satire Ménippée. Il faut donc que
vous puissiez nommer au moins Tun des auteurs de
cette œuvre célèbre, — simple question de décence.
L'un d'eux s'appelait Durand : Gilles Durand ; car il
y a toujours eu et il y aura toujours des Durand.
Et maintenant occupons-nous un instant d'un en-
seig^nement animé d'un esprit scientifique et moderne.
J'ouvre un manuel de botanique et je lis :
« Les rosacées se divisent en six « sous-familles » :
les amyffdalées, — les dryadées, — les spirées, —
les sanffuisorbées, — les pomacées, — les rosées. »
Là-dessus, ne voulant pas les faire attendre,
l'auteur énumère tout de suite les familles sui-
vantes.
C'est la vieille plaisanterie qui continue. Pour les
jeunes gens qui ont le bonheur de pouvoir consacrer
beaucoup de temps à leurs études, cette plaisanterie
dure des milliers d'heures.
Je m'adresse aux personnes cultivées qui lisent les
« Cahiers Vaudois » et je leur demande :
Connaissez-vous le nom qu'on a donné aux fleurs
mâles des Cupulifères et des Juglandées ?
Pourriez-vous me nommer un seul carbonate
orthorhombique f... un seul! (Ne me citez pas la
dolomie, qui est un carbonate rhomboédrique, très
abondant dans le Tyrol.)
Que pouvez-vous me dire des péridots f Et des
— 27 —
iules ? Et des aiiatifes ? (Faites attention : les uns
sont des minéraux et les autres des animaux.)
Que fait-on des acétates d'alumine et de fer? Et
de l'acide palmitique ?
Combien y a-t-il de foires annuelles à Francfort-
sur-l'Oder ?
Il existe des écoliers zélés que ces questions n'em-
barrasseraient pas.
Un dernier mot : Le sphène est un silicotitanate
de calcium.
Je vous parlerai de la crocoïse une autre fois.
Mon parti pris évident ne m'empêchera pas de
reconnaître que beaucoup de manuels scolaires d'au-
jourd'hui contiennent des choses très intéressantes.
Mais pourquoi en contiennent-ils tant d'autres?
Admettons que quelques-uns des noms que l'on veut
fixer, ving-t ans à l'avance, dans la mémoire des éco-
liers puissent, un jour, leur servir à quelque chose.
Ne pourront-il pas se les procurer dès qu'ils en
éprouveront le besoin ? A notre époque, les diction-
naires, les livres ne manquent pas. Et, puisqu'on
tient à « répandre les lumières », ne pourrait-on pas,
par exemple, de temps en temps, recourir, comme
le font les Salutistes, aux procédés de la réclame
lumineuse pour rappeler aux noctambules de belles
pensées, ou bien quelques faits historiques et scienti-
fiques ? (Pourquoi pas ?) On pourrait aussi organiser
dans toutes les villes des Bureaux Encyclopédiques
où les curieux trouveraient tous les renseignements
— 28 —
qu'ils désirent. Enfin, si l'on parvenait à éveiller la
curiosité des écoliers, à leur donner le goût de
l'étude, on pourrait leur remettre, au moment des
adieux, de nombreux petits livres minces, légers,
portatifs, dans chacun desquels une question serait
exposée avec soin.
Un soir, après une conférence dans laquelle j'avais
dit du mal de notre pédagogie traditionnelle, une
vieille institutrice m'a dit :
— Mais, Monsieur, il y a pourtant des noms qui
sont trop importants pour qu'on les ignore. Par
exemple, nous ne sommes pas absurdes si nous
tenons à ce que nos élèves connaissent le Brama-
poutre que vous avez nommé.
— Mademoiselle, je ne demande pas qu'on sup-
prime tous les noms. Je ne sais pas si le Brama-
poutre occupe une grande place dans vos pensées.
Mais je vous accorde ceci : oui, il y a des choses
très importantes que tous les enfants devraient con-
naître : ce sont des choses dont l'Ecole ne s'occupe
jamais. Car le temps dont elle dispose est très limité
et elle doit nécessairement laisser des lacunes dans
le savoir de ses élèves. Qu'est-ce qui ne peut pas
être remis à plus tard? Voilà la vraie question. Pour
juger équitablement la besogne qu'accomplit le Péda-
gogue, il faut songer aussi à celle qu'il néglige.
Nous en reparlerons.
LE PEDAGOGUE EST UN SPECIALISTE
Considérez ce menuisier qui donne quelques con-
seils à son apprenti. Il peut sans inconvénient lui
dire : « Regarde, et applique-toi à faire comme je
fais. » Les procédés qu'il emploie avec succès, ses
tours de main, il peut les enseigner tels quels. A
l'ordinaire, il s'agira seulement de quelques gestes à
reproduire. Et c'est avec profit que le débutant mala-
droit, durant plusieurs années, pourra regarder son
maître comme le modèle à copier.
Mais le pédagogue est un spécialiste d'une espèce
particulière : il doit former des élèves qui exer-
ceront PAR LA suite des PROFESSIONS TRES DIFFE-
RENTES DE LA SIENNE. En mettant sur eux sa bonne
empreinte, saura-t-il être suffisamment discret?
Nous ne pouvons pas nous poser cette question
sans un peu d'inquiétude ; car, fait essentiel, l'éduca-
teur public a pour élèves des enfants, des êtres très
jeunes, dont le devoir réglementaire est d'obéir. Et,
d'ailleurs, ceux-ci ne sont pas capables de reconnaître
si le régime auquel on les soumet sera pour eux for-
tifiant ou non. Tâche difficile : être pédagogue et ne
— 30 —
pas voir dans les dociles petits ignorants auxquels
on communique sa science de futurs pédagogues !
Etre le maître, et se laisser arrêter sans irritation
par un gamin qui ne veut pas connaître la Vérité !
Il serait difficile de le nier : les pédagogues accor-
dent parfois une importance exagérée à des choses
qui n'en ont aucune pour le reste des mortels. Eî
cela s'explique. D'abord, quelle que soit la qualité de
leur science, sa valeur commerciale est certaine :
leur science est enseignable. Ils le savent par expé-
rience : les personnes instruites peuvent gagner leur
vie en donnant des leçons. Et, ainsi, parce que leur
savoir constitue pour eux un instrument d'une uti-
lité réelle, ils sont enclins à lui attribuer une valeur
beaucoup trop générale.
D'ailleurs, en répandant dans le public leur culture
spéciale, vernis essentiellement communicable, ils en
ont fait la « culture générale », et ils en ont aug-
menté le prestige.
Ajoutons que, pour donner du prix à la science
la plus vaine, il suffit de la rendre obligatoire pour
ceux qui se présentent devant les jurys dispensateurs
de diplômes.
Je viens de signaler une illusion dont sont victimes
ceux qui enseignent. En voici une autre. Un profes-
seur accorde naturellement une grande valeur éduca-
tive à une discipline dont il a retiré lui-même un
grand profit. Gela est tout à fait normal. Mais il ne
faut pas oublier que dans beaucoup d'écoles secon-
— 31 —
daires un même élève peut avoir jusqu'à dix maîtres
différents : des maîtres spéciaux. Chacun de ceux-ci
est devenu sensible à la beauté des choses qu'il étudie
depuis longtemps, qu'il voit avec une grande netteté
et autour desquelles son esprit se meut avec aisance.
Quand il les montre à ses élèves, ne jouit-il pas
de sa propre virtuosité? Lorsque mes équations me
conduisent à une formule simple et « élégante », je
ne puis m'empêcher de dire à mes jeunes auditeurs :
« Regardez- moi ça : n'est-ce pas beau? »
Or, n'est-ce pas? le maître de français, le maître
d'histoire, le maître de physique, et tous les autres,
ont aussi souvent que moi l'occasion de s'émerveiller.
Et puis, peut-être s'écoute-t-on parler avec plaisir
lorsqu'on exprime facilement, en termes précis, des
vérités incontestables. Nos élèves sont dociles ; ils
doivent être polis ; ils ont l'air de nous suivre : nous
continuons. Et si l'un d'eux regarde furtivement sa
montre,.... il a tort.
Le malheur des maîtres d'école est de ne jamais
trouver parmi leurs élèves un contradicteur ayant de
l'autorité.
Continuons. Comme vous le supposez, les écoliers
qui apprennent avec zèle leur géographie, leur his-
toire, leurs règles de grammaire ou d'arithmétique,
se trouvent en plus grand nombre parmi les pre-
miers élèves d'une classe que parmi les derniers.
Mais, parmi les « mauvais élèves », les bons dessina-
teurs, les bons observateurs et les bons gymnastes,
— 32 —
par exemple, ne sont pas plus rares que parmi les
autres. « Au contraire, » pourrait-on dire fréquem-
ment. Or, est-il bien sûr qu'un enfant qui dessine
avec talent soit inférieur à son camarade qui, chaque
soir, apprend docilement sa leçon pour le lende-
main? Je veux dire que les pédagogues, inconsciem-
ment, sont portés à donner les meilleurs rangs aux
élèves qu'ils jug-ent dignes de leur succéder.
En d'autres termes, les écoliers qui, plus tard, fe-
ront profession d'enseigner retirent de plus grands
avantages que leur camarades des innombrables le-
çons qu'on impose à tous les enfants indifféremment.
Tenez : le jeune bachelier qui, au moment où il va
vivre de la vie des étudiants, voudrait avoir un peu
d'argent de poche, comment s'en procurera-t-il ? Il
cherchera des collégiens arriérés auxquels il donnera
des leçons. Il serait presque toujours incapable de
faire autre chose. Involontairement, ses maîtres lui
ont enseigné leur propre métier.
Le maître constitue pour l'écolier un modèle d'une
espèce très particulière. Le Pédagogue que l'enfant
aura eu sous les yeux pendant des milliers d'heures
n'est ni un artiste, ni un inventeur, ni un artisan
attaché à sa besogne; ce n'est pas un homme qui
cherche, qui fait des hypothèses, qui se trompe, qui
se remet à sa tâche avec ardeur et dont l'activité se-
rait contagieuse. C'est un monsieur instruit qui s'a-
dresse à un public de jeunes ignorants. S'il lui arrive
de commettre une erreur, ses élèves échangent des
— 33 —
sourires. C'est quelqu'un qui connaît d'avance la ré-
ponse à chacune des questions réglementaires qu'il
aborde dans ses leçons. Et quelle que soit la finesse
de sa nature, il lui est difficile de ne pas le laisser
voir, car depuis quinze ou vingt ans il enseigne les
mêmes choses.
Ce ne sont donc pas des ejforts, ce n'est pas une
activité créatrice que l'on propose à l'imitation de
l'enfant quand il est à l'école. S'il imite ses maîtres,
c'est en leur empruntant leurs formules définitives.
Et voilà pourquoi, à notre époque, l'ignorant est si
fréquemment la caricature du savant.
Quant on attachera moins de prix à la docilité
intellectuelle des écoliers, on leur donnera plus d'en-
traîneurs et moins de professeurs.
A en juger par les programmes scolaires et par
les manuels en usage, on veut mettre tout de suite
dans l'esprit du débutant l'ordre définitif qu'il y a
dans l'esprit des professionnels de la pédagogie. Un
spécialiste peut tenir à délimiter nettement le champ
de son activité. Il existe des professeurs qui tracent
avec un soin jaloux une frontière entre le domaine
qui leur est réservé et ceux que cultivent leurs collè-
gues. Et, d'ailleurs, quand nous possédons des
notions suffisamment nombreuses, elles se groupent
tout naturellement dans notre esprit en catégories
distinctes. Mais l'Ecole veut d'avance mettre de
Tordre dans les connaissances que l'enfant possédera
3
— 34 —
peut-être un jour. Avant de connaître la significa-
tion claire des mots : histoire, géographie, il sait
que la GÉOGRAPHIE est une chose et que l'HIS-
TOIRE en est une autre. La distinction que l'on fait
entre ces deux enseignements n'a pourtant rien de
nécessaire ; car lorsqu'il s'agit d'expliquer la conduite
d'un peuple ou d'un individu, l'importance du milieu
n'est pas moins grande que celle du moment.
L'écolier sait tout de suite aussi qu'il y aura des
leçons, nettement séparées des autres, où on lui
apprendra à se servir adroitemont de sa langue ma-
ternelle. C'est dans des moments où il n'a rien à
dire qu'on lui enseigne les règles de la grammaire.
Aussi sa langue, qu'il étudie ainsi à l'écart, ne lui
apparaît-elle pas comme un moyen d'expression dans
l'emploi duquel il doit devenir plus habile. En somme,
l'écolier apprend mieux à enseigner sa langue mater-
nelle qu'à la parler avec aisance. Car ceci suppose-
rait un tout autre mode d'entraînement que cela.
Avant d'avoir reconnu dans le discours des familles
de mots, il connaît ces vocables : pronoms, verbes,
adjectifs, etc. ; il sait combien il y a d'espèces de
pronoms, combien d'espèces de verbes, et comment
ils se nomment. Et, dans quelques années, il pourra
transmettre à de plus ignorants que lui ce savoir de
quahté garantie.
Pour le Pédagogue, pour celui dont la besogne
est d'exposer les résultats de la science, les classifi-
cations, les cadres, les subdivisions et les étiquettes
— 35 —
ont une grande utilité. Mais les cadres constituent
une nourriture bien pauvre pour des esprits que les
sensations et les images n'ont pas encore enrichis.
Dans notre souvenir, le domaine de la science sco-
laire où les cicérones de la pédagogie ont conduit
notre petite troupe se compose de régions très
vagues séparées par des frontières très nettes. Notre
mémoire a conservé les titres des chapitres, écrits
dans tous les manuels en caractères gras. La
mémoire de l'écolier ne conserve parfois rien de
plus.
Je le répète : la profession de pédagogue est la
seule que puissent exercer, sans faire un apprentis-
sage nouveau, les jeunes gens qui sont restés long-
temps sur les bancs de l'école pour se cultiver.
Le fait est là : le nombre des personnes dont le
métier est de donner des leçons augmente rapide-
ment. Parmi elles, il faut ranger tous les prêcheurs
qui enseignent par le moyen de la conférence, du
journal ou du livre. Vous connaissez ces titres : Ce
que toute femme de quarante-cinq ans devrait
savoir. Le tour des octogénaires viendra : ils n'échap-
peront pas au Pédagogue.
Et ni la jeune mère allaitant son enfant.
On se plaint déjà beaucoup des jeunes mères.
Elles ne savent pas aimer méthodiquement. Ne va-
t-on pas bientôt organiser pour elles des cours obli-
gatoires où on leur montrera comment on prépare
les petits enfants à être des écoliers dociles ?
-36 —
Oui, il est à craindre que la manie enseignante ne
s'exerce désormais avec une indiscrétion toujours
plus grande. J'ai sous les yeux le prospectus d'un
honorable citoyen qui m'apprend qu'il reçoit chez
lui, de quatre heures à sept heures, de jeunes collé-
giens dont il surveille le travail et dont il stimule le
zèle. Il y a donc de petits garçons de dix ou douze
ans qui, après les six ou sept leçons qu'ils ont déjà
reçues, vont s'enfermer dans la salle à manger de
cet honnête père de famille, lequel, pour un prix
très modique, leur rappelle une fois de plus les
règles de grammaire qu'il ne faut pas enfreindre. Et
c'est peut-être pendant les belles journées du mois
de juin.
Ah ! les premières fleurs, qu'elles sont parfumées !
On dit que ce sont « les besoins de la société
moderne » qui expliquent le nombre toujours crois-
sant des écoles. Distinguons ! Ce sont les écoles pro-
fessionnelles qui fournissent à l'industrie les prati-
ciens dont elle a besoin. Mais, précisément, parce
qu'il existe des écoles, de plus en plus nombreuses,
qui se chargent de former des spécialistes de toutes
sortes, la première Ecole, celle dont je parle, pour-
rait donner à ses élèves une éducation généreuse.
Elle pourrait développer dans l'esprit et dans le
corps de chacun d'eux une adresse et une force dont
il jouirait lui-même. Je dis que c'est le besoin d'en-
— 37 —
scigner éprouvé par tous ces pseudo-pédagogues sans
emploi, que l'Ecole forme sans le vouloir, qui explique
le nombre toujours plus grand des leçons qu'on pro-
pose aux adultes et qu'on impose aux enfants. Je
veux bien que ce besoin-là soit encore rangé parmi
les respectables Besoins de la Société Moderne. Mais
il y en a un autre que l'on contrarie décidément
trop : c'est le besoin éternel ressenti par tous les
êtres jeunes d'aller jouer au bord de l'eau, dans la
campagne ou n'importe où avec les bons amis qui
leur ressemblent.
LE VERNIS SCOLAIRE ET LA CULTURE
GÉNÉRALE
Ainsi, ceux qui ont pour tâche de donner aux
écoliers une culture générale ont eux-mêmes une
culture très spéciale. La culture superficielle que
donne l'Ecole peut être dite «générale», parce que
c'est celle-là qui a été généralisée. L'Ecole aurait pu,
tout aussi bien, en généraliser une autre. Cette cul-
ture scolaire pourrait être, par exemple, un peu plus
scientifique et un peu moins littéraire. Consultez une
personne cultivée de l'espèce ordinaire : elle con-
naîtra sûrement le nom de M"® de Sévigné, et elle
pourra vous dire que cette dame vivait au XVII® siècle
et qu'elle a écrit des lettres charmantes (ce sera
d'ailleurs à peu près tout). Mais demandez-lui en quoi
consiste l'induction électrique : elle vous avouera
sans embarras son ignorance sur ce point un peu
(( spécial ». Et pourtant ! Cette personne instruite
aura aussi des idées beaucoup plus nettes sur Tor-
thographe des mots nu, demi et feu que sur les
mouvements des astres qui composent notre sys-
tème solaire. Or, ceci est-il vraiment moins général
et moins beau que cela?
— 39 -
Le propre des gens cultivés dont je parle ici (de
ceux qui doivent toute leur culture à TEcole), c'est
qu'ils disposent d'un vieux stock d'anecdotes, de
métaphores, de noms célèbres, de clichés, de souve-
nirs mythologiques et d'expressions classiques qui
leur permettent de se comprendre à demi-mot. Ils
comprennent les allusions fines, toujours les mêmes,
qui émaillent la conversation de leurs semblables et
les articles de nombreux journalistes. Quand rocca-
sion s'en présente, ils savent dire : Nourri dans le
sérail... Et il y a une trentaine d'autres vers fameux
qu'ils citent au bon moment. Lorsque, devant eux,
un ignorant parle avec intérêt de quelque événement
récent, ils lui apprennent avec une satisfaction réelle
que « cela s'est déjà passé à Rome, il y a deux mille
ans » ; et ils sont capables d'ajouter en latin : « Il n'y
a rien de nouveau sous le soleil. »
Il s'est tout de même produit dans le monde,
durant ces vingt derniers siècles, quelques petits
changements. Mais on n'habitue pas les écoliers à se
poser des problèmes nouveaux. Inlassablement, on
les met en mesure de répondre à des questions pré-
vues ; et la culture scolaire est un vernis, facilement
reconnaissable, que promènent dans le monde tous
ceux qui, dans leur jeunesse, ont consacré des mil-
liers d'heures à préparer des examens.
Quand ils sont assis sur les bancs de l'école, beau-
coup de patients tournent fréquemment la tête du
coté de la fenêtre. Gela gêne le Pédagogue dont le
— 40 —
travail est essentiellement un travail de tête. Alors
l'application du vernis sa fait mal. D'ailleurs, chez
les gens instruits, au bout d'un temps plus ou moins
long, le vernis scolaire tombe par endroits, ce qui
produit ces reg^rettables « lacunes » qui, chaque
année, font échouer tant de cancres devant les jurys
d'examen. Les personnes décentes mettent le plus
grand soin à dissimuler leurs lacunes, qui permettent
au premier venu d'apercevoir la nudité de leur esprit.
La question des lacunes est capitale. Notre nudité
est d'autant plus choquante que nous sommes moins
gracieux et moins beaux. En rappelant constamment
à l'écolier ses défauts, en lui enlevant bientôt sa
naïveté et sa grâce, on l'intimide ; et il n'osera plus
se montrer tel qu'il est. La pauvreté de son intelli-
gence trop longtemps paralysée et la gaucherie de
sa pensée seront moins apparentes si l'on a enrichi
son esprit des ornements décents qui sont universel-
lement portés.
J'ai cherché le mot cultiver dans mon Larousse
et j'ai trouvé cette définition : Faire les travaux
propres à rendre la terre fertile.
Hélas ! l'Ecole ne rend pas fertiles les esprits
qu'elle cultive. Pour cela, il faudrait les remuer plus
profondément et leur donner des aliments meilleurs.
Le fait est que cette culture très superficielle à
laquelle on tient tant, a été mise à la mode. Ceux
qui en sont dépourvus s'exposent à quelques sourires,
comme, par exemple, un monsieur qui aurait oublié
— 41 —
de mettre sa cravate. Eh bien! soyons courageux!
Essayons de lancer une mode nouvelle. Lorsque,
dans un salon, quelqu'un nommera Pépin le Bref,
ne craignons pas de dire avec simplicité : « Quel est
ce personnage ? Je ne le connais pas. » Et deman-
dons des renseignements précis et nombreux aux
personnes que notre ignorance étonnera. Elles n'en
mèneront pas large.
Grâce aux connaissances étendues qu'on nous a
données, nous pouvons faire croire aux autres que
nous sommes instruits. Mais, pour cela, on nous a
pris dans notre jeunesse, un temps considérable.
Notre pensée serait beaucoup moins pauvre si l'on
nous avait dit : « Il y a dans la nature et dans
l'œuvre des hommes trop de belles choses pour que
nous puissions les mentionner toutes. Sur la plupart
des questions notre ignorance sera absolue. Mais
nous nous arrêterons longtemps devant quelques
spectacles captivants qui suffiront pour nous faire
comprendre la richesse du monde, et pour nous sug-
gérer toutes sortes de problèmes simples, ou trop
complexes. »
Si nous distinguions toujours honnêtement les
sujets que nous avons étudiés avec soin de ceux
dont notre ignorance nous interdit de parler, ne
serions-nous pas aussi « cultivés» que Madame Bolo-
mey, qui connaît le titre de l'un des romans de
M»« de Scudéry ?
DEPLORABLES CONSEQUENCES D'UN
PRINCIPE FAUX
Principe. L'instruction étendue que nous donnons
à nos élèves a pour chacun d'eux une réelle valeur
et doit être obligatoire pour tous.
Je vais montrer que, ce principe étant admis, on
est obligé, pour instruire les écoliers, de les sou-
mettre à un régime qui a ordinairement sur eux les
effets les plus fâcheux. Baaucoup plus fâcheux pour
ceux-ci que pour ceux-là, je le reconnais ; mais
puisque ce régime est imposé à tous les enfants, il
devrait être fortifiant pour les uns et pour les autres.
Enfermés^ assis et inoccupés. — D'abord, s'il y a
beaucoup de choses à enseigner, les leçons devront
être nombreuses. La semaine dernière, je suis allé
voir Zéphyrin, le gentleman avec qui je fais ma quo-
tidienne partie d'échecs. Nous ne nous connaissons
génère, car nous jouons toujours sans échanger une
parole. La partie finie, nous nous disons : « A
demain. » Quelles sont ses occupations entre une
partie et la suivante ? Il ne me l'a pas dit. Sait-il
que je suis pédagogue ? C'est peu probable. J'ai
— 48 —
cherché son adresse dans le Bottin et je suis allé
chez lui, car, depuis trois jours, il ne vient plus au café.
— Je suis grippé, m'a-t-il dit ; mais ça va mieux.
De sa chambre, je pouvais voir, de l'autre côté de
la rue une salle d'école dont les fenêtres étaient
ouvertes. « Ce sont des collégiens, m'expliqua Zéphy-
rin. Dissimulé derrière mes rideaux, je les observe
pour tuer le temps. »
— Sont-ils là-dedans du matin au soir? demandai-
je innocemment.
— Non, pas tout le temps. Ce matin, chacun d'eux
est resté assis de huit heures dix à neuf heures ; puis,
de neuf heures dix à dix heures ; puis de dix heures
dix à onze heures ; puis, de onze heures dix à midi.
A ce moment-là, on leur a permis de s'en aller. A
deux heures dix, la petite fête a recommencé. Mais,
à trois heures, ils ont pu aller jouer dans la cour
pendant dix minutes. A quatre heures, on leur a
accordé la même permission. Enfin, à cinq heures,
ils s'en iront.
— Et ce sera fini?
— Oui, mais ça recommencera une heure plus tard.
Je veux dire que le fils de mon voisin, écolier de
quatorze ans, studieux, docile et peu intelligent,
consacre chaque soir, dans sa chambre, trois heures
environ à la préparation de ses devoirs. Car, le len-
demain, il devra peut-être réciter ce qu'il a appris.
Et, j'imagine que beaucoup de ses camarades font
comme lui. »
— 44 —
— Nom de Dieu !
— C'est sans doute, dit Zéphyrin, par les milliers
d'heures d'immobilité qu'elle leur impose que l'Ecole
exerce sur la vie de quelques-uns de ses élèves son
influence la plus profonde.
Je regardais les collégiens immobiles. Ils écoutaient
une explication du maître. L'un d'eux laissa tomber
le crayon qu'il avait le tort de tenir à la main ; et ce
menu incident intéressa un peu trop deux ou trois de
ses voisins. Le maître gronda et chacun redevint
attentif.
Quelques minutes plus tard, peut-être exprès, je
laissai échapper un éternuement sonore. Ah ! mal-
heur ! L'un de ces petits, mis en joie, voulut m'imi-
ter. Ses camarades, un instant, furent heureux. Il
en résulta l'expulsion du coupable. Oui sait ? C'était
peut-être un récidiviste dangereux. Ou'est-il arrivé ?
Quelle a été là punition infligée par le père ? Je
l'ignore. Mais croyez-moi : n'éternuez jamais dans
le voisinage immédiat d'une salle pleine d'écoliers
qui écoutent leur maître.
— Quand ils jouent, remarqua Zéphyrin, ils sont
autrement sérieux ! L'effondrement retentissant et
irrémédiable d'une soupière ; la voix glapissante d'une
mère qui appelle sa fille Elodie ; des bruits qui peu-
vent mettre une clarté fugitive dans l'âme du puritain
le plus concentré, ne suffisent pas toujours pour dis-
traire, une seconde, des enfants qui jouent.
Zéphyrin ajouta: « L'autre jour, on expulsa le rou-
— 45 —
geaud qui est près de la fenêtre. Avec sa semelle, il
caressait le derrière du patient assis devant lui. Celui-
ci a fini par se fâcher.
Ouand il est à l'école, l'enfant ne peut utiliser ses
pieds que de deux manières : il peut, en les mainte-
nant immobiles, prouver sa bonne volonté ; ou bien,
il peut s'en servir pour provoquer quelque incident
joyeux.
— Mais n'y a-t-il pas les leçons de gymnasti-
que ?
— Oui. c'est vrai ; ces collégiens en reçoivent
deux par semaine. Je connais une école enfantine
où, chaque semaine, il n'y en a qu'une, — le lundi.
— Deux heures par semaine ? L'Ecole a-t-elle
inscrit la gymnastique dans son programme unique-
ment pour qu'on ne puisse pas lui reprocher de négli-
ger l'éducation physique de l'enfant?
— C'est uniquement pour cela. Mais soyons jus-
tes : il y a la course annuelle. Une fois par an, l'Ecole
met ses élèves en présence du grand Livre de la
Nature. On prend le train de bon matin ; on roule ;
puis on fait trois ou quatre heures de marche ; et
l'on arrive dans un beau pâturage où l'on s'assied
pour manger les sandwichs, les œufs durs et le cho-
colat que les mères inquiètes ont mis dans les sacs.
Le soir, on referme, pour douze mois, le grand Livre
de la Nature. Ce fameux Livre devient peut-être
intelligible et éloquent pour des chercheurs qui ont
de la patience et de l'enthousiasme; mais il vaut
y
— 46 —
mieux n'en pas recommander la lecture à des éco-
liers qui préparent leurs petits examens quotidiens.
Dans leurs manuels, ils s'instruisent d'une manière
beaucoup plus expéditive Mais je vous ennuie, en
vous parlant de pédagogie ?
— Oh ! non. Continuez, je vous prie. (Je n'osai
pas dire à Zéphyrin que j'étais pédagogue.)
— Ce qui m'a frappé aussi, c'est Tordre immua-
ble que l'Ecole met dans sa besogne. Pour ses élè-
ves, l'imprévu n'existe pas. Chaque semaine, les
leçons se succèdent comme elles se sont succédé la
semaine précédente. Par exemple, pour les gamins
d'en face, il y a invariablement, le mardi après-midi,
une leçon de géographie suivie d'une leçon d'arith-
métique. Et, probablement, quelques-uns d'entre eux,
en se rendant au collège, savent d'avance que ce sera
ennuyeux.
Mais pourquoi parler du mardi? Ces enfants font
tout le temps la même chose. En dépit delà richesse
apparente des Programmes, la vie de l'écolier est
terriblement monotone. Dans presque toutes ses
leçons, son attitude morale, comme son attitude phy-
sique, est la même. Que lui demande-t-on ? De ne
pas trop bouger ; de ne pas causer avec son voisin ;
d'écouter. Assez régulièrement, on lui indique la
tâche à préparer pour la prochaine fois. Quant à lui,
il a fréquemment ce souci: « Serai-je interrogé? »
Ces collégiens sont quelquefois intéressés par ce
qu'on leur apprend; mais on les enferme beaucoup
— 47 —
trop long-temps. En classe, ils s'habituent à l'inaction.
Et ils s'ennuient. La patience qu'on enseigne à l'éco-
lier est celle dont nous faisons preuve dans le salon
d'attente d'un dentiste : attendre ; regarder sa mon-
tre; se résigner et se dire in petto: « Je voudrais
bien m'en aller. »
Mais j'ai eu tort de dire que les écoliers ne con-
naissent pas l'imprévu. L'imprévu, c'est quand le maî-
tre est malade. Hier, à quatre heures dixj le con-
cierge est venu dire à mes collégiens, déjà assis, que
la dernière leçon n'aurait pas lieu. Ah ! ce fut beau !
Quelle vie ! Quelle sincérité ! Pendant une minute, la
salle fut pleine d'animation et de bruit. J'entends
encore un de ces gamins qui, avec la voix de l'âme,
s'obstinait à crier : «Congé! Congé! Con-
gé! » Et, à grands coups plats, il enfonçait son
idée dans le dos de ses camarades.
— Alors à demain?
— A demain.
L'écolier est un prévenu. — Si l'on impose chaque
semaine aux écoliers, des tâches nombreuses, ils ne
les accompliront pas toujours consciencieusement ; et
le maître devra se méfier. Le fait est qu'il se méfie
énormément. Si ses élèves sont nombreux, les prati-
ques que lui commande ce sentiment de méfiance
peuvent représenter le plus clair de sa besogne. Il
fait subir aux enfants qu'il est chargé d'instruire des
— 48 —
interrogatoires continuels pour découvrir dans cette
bande de suspects ceux qui méritent d'être punis. Et
il inscrit chaque fois dans son registre un chiffre im-
pressionnant. Ces chiffres lui rappelleront au jour du
jugement, les honnêtes réponses des uns et les aveux
accablants de ceux qui se sont laissé pincer. Et
parce que le maître adopte dès le premier jour le ton
et les procédés d'un juge, l'écolier prend naturelle-
ment l'attitude d'un prévenu, — d'un prévenu qui, à
chaque instant, peut être pris en flagrant délit d'inat-
tention ou d'ignorance.
Comme je suis le même chemin qu'eux, il m'est
arrivé très souvent de passer dans la rue à côté d'en-
fants se rendant à l'école. Et souvent j'ai surpris,
sans le faire exprès, quelques mots de leurs conver-
sations. Comment pourrions-nous ne jamais rien en-
tendre ce ce qu'ils se racontent î Eh ! bien, une seule
fois, si j'ai bonne mémoire, j'en ai entendu un dire
le plaisir avec lequel il avait fait son travail ; mais
plus de cent fois je les ai entendus raconter leur
chance ou leur malchance à propos des notes qu'ils
avaient récemment obtenues, ou bien faire des vœux
au sujet des interrogations imminentes. Car la veine
est pour ces enfants la chose capitale. La veine, c'est
d'être interrogé quand on a bien appris sa leçon ; la
déveine, c'est de l'être quand on ne sait rien.
On me dira que le maître doit faire causer ses élè-
ves pour savoir s'il a été bien compris ou s'il doit
revenir sur ce qu'il a déjà expliqué. Sans doute;
— 49 —
mais, pour le moment, ce n'est pas de cela que je
parle.
La sincérité des enfants souffre de la fâcheuse pos-
ture où on les met. Je ne veux pas parler des triche-
ries bien caractérisées dont quelques-uns se rendent
coupables. Ce qui est plus grave, c'est cette demi-
sincérité dont ils se contentent presque tous. Quand
ils ne savent presque rien, leur bouche laisse échap-
per de misérables lambeaux de phrases qui doivent
prouver que leur ignorance n'est pas absolue. Il est
rare qu'ils disent tout de suite, loyalement: « Je
ne sais pas. » De deux notes très mauvaises, ils
préfèrent la moins basse.
Lorsque l'appareil à interroger a mal fonctionné et
qu'il en est sorti un chiffre un peu trop élevé, croyez
bien qu'ils s'en accommodent. Car l'interrogatoire s'ar-
rête parfois au moment précis où il allait devenir gê-
nant. Veine ! Jamais le délinquant n'aide le juge
d'instruction à faire la lumière. S'il n'a pas été pris
dans le coup de filet, il ne lève pas la main pour
dire : « Monsieur, j'appartiens aussi à la bande
des malfaiteurs. »
Enfin, il y a parfois dans les réponses des écoliers
tant de prudence, tant d'habileté, qu'il est difficile de
dire si c'est encore de la sincérité ou déjà du men-
songe. Le fait est que leurs petites mésaventures leur
font comprendre qu'ils ont intérêt à cacher leur igno-
rance.
Pour atténuer le mal, leur maître de calligraphie
4
— 50 —
leur fait écrire, en « ronde » ou en « gothique » :
Le mensonge est un échelon oui mène au crime. Un
rég^ime sain vaudrait infiniment mieux que ces nobles
maximes.
Souvent le juge et les prévenus jouent au plus fin.
11 y a des maîtres qui, ne voulant pas se laisser trom-
per par les très rares preuves de zèle que consenti-
raient à donner quelques paresseux s'ils savaient
d'avance la date de leur comparution, interrogent
leurs élèves dans un ordre aussi déconcertant que
possible ; et ceux-ci, toujours sur le qui-vive, se
livrent parfois à des calculs compliqués pour décou-
vrir les noms des élus qui seront sur la sellette dans
la leçon prochaine.
Je ne reproduirai pas ici lesépithètes violentes par
où s'exprime la rancune de certains élèves qui croient
avoir été jugés peu équitablement. Mais, sans vouloir
être complet, je dois faire une allusion aux scènes de
famille du samedi, à l'heure où l'écolier, pour la ving-
tième fois peut-être, montre à son père les mauvaises
notes qu'il a attrapées. Il y a des pères trop portés
à croire qu'un a mauvais élève » est un mauvais
enfant.
Un cas fréquent est celui de l'écolier médiocre-
ment intelligent, parfois très zélé, qui s'obstine à
faire de longues études parce que ses parents jugent
la profession d'avocat plus distinguée que celle de
négociant. Pour ce résigné, tout ce qu'il y a de beau
dans la nature et dans l'histoire humaine, le mouve-
— 51 —
ment des astres, les manières de vivre des animaux
et des plantes, les poèmes les plus admirables, les
idées géniales d'un Newton ou d'un Descartes, tout
a été pour lui, durant des années, une occasion nou-
velle de s'exposer à une mauvaise note. Ayant perdu
son insouciance, il ne sait plus admirer.
C'est quand on est jeune qu'on s'émerveille le plus
facilement devant la beauté des choses nouvelles ; et
pourtant ce n'est pas à l'école que la science nous a
paru la plus belle.
Tous nos élèves, les mauvais comme les autres,
font des progrès, progrès qui au bout d'un temps
plus ou moins long, deviennent sensibles. En rappro-
chant leurs travaux d'aujourd'hui de ceux qu'ils ont
exécutés il y a quelques mois, on pourrait leur mon-
trer qu'ils ont acquis plus de sûreté, qu'ils sont
devenus plus forts, plus habiles, plus adroits. Et
cette constatation serait de nature à entretenir leur
confiance. Malheureusement, parce que les écoliers
doivent tous acquérir la même somme de connais-
sances réglementaires, le maître tient sans cesse à
savoir ce qui manque à celui-ci et à celui-là. Je veux
dire qu'il compte les fautes que l'enfant fait encore,
ce qui est d'ailleurs plus expéditif que d'évaluer les
progrès réalisés. Le soin avec lequel certains péda-
gogues, trente ans de suite, ont compté les fautes de
leurs élèves est inimaginable. La note que l'éco-
lier obtient pour une dictée ne dépend que du nom-
\'> —
bre des mots qu'il a écrits incorrectement : les mots
justes ne comptent pas. Tant que l'on commet des
erreurs, on n'est pas parfait ; c'est évident.
J'oppose ici, l'un à l'autre, deux modes d'appré-
ciation très différents. En effet, un enfant peut fort
bien, en matière de latin ou de mathématiques, par
exemple, faire des progrès lents et continus et
retrouver quand même, pour ces disciplines-là, dans
chacun de ses bulletins, la même mauvaise note. Car
les questions nouvelles qu'on aborde dans les leçons
lui donnent l'occasion de faire des fautes nouvelles.
Eh ! bien, à la longue, c'est décourageant.
Enfin, que signifient-elles, ces notes auxquelles
certains maîtres accordent tant d'importance?
D'abord, la qualité des réponses d'un écolier inter-
rogé par son maître peut dépendre de quelques cir-
constances fortuites que vous imaginerez facilement.
Mais admettons que chacun de ces chiffres qui rem-
plissent les gros registres de l'Ecole mesure un mérite
ou un démérite réels. Avec les notes qu'un élève a
obtenues durant le trimestre pour les différentes dis-
ciplines du Programme, on fait une « moyenne »
d'après laquelle on détermine son rang, c'est-à-dire
sa valeur en tant qu'écolier. Pour simplifier le lan-
gage, bornons-nous au cas de deux chiffres. Albert,
qui dessine avec talent et avec joie, a obtenu pour le
dessin la note maximum, 10. Pour l'allemand il a
seulement 4. Si, comme cela se fait dans quelques
— 53 —
écoles (pourquoi, Seigneur ?) on accorde trois fois
plus d'importance à l'enseignement de lallemand
qu'à celui du dessin, la moyenne de cet écolier sera
5 Va. Quant à Gustave, élève médiocre et zélé, qui
accomplit toutes ses tâches avec la même résignation,
il a 5 Ys pour l'allemand et 5 Ys pour le dessin. Sa
moyenne sera donc la même que celle de son cama-
rade Albert, dont il diffère si profondément.
Et il y a des pédagogues qui ont réellement l'air
de croire qu'un élève dont la moyenne annuelle est
6,50 a plus de mérites que celui qui n'arrive qu'à
6,47 ! Ces moyennes ne signifient absolument rien.
Ce qu'un enfant peut avoir d'original ou d'excellent
disparaît dans ce chiffre d'après lequel l'Ecole le juge.
Ce qu'on demande à tous les écoliers indifféremment,
c'est de ressembler le plus possible à l'Elève Modèle,
lequel ne se trompe jamais.
On a réellement fait de l'enfant le débiteur de
l'Ecole. Chaque matin, en se rendant à ses leçons, il
sait qu'on pourra lui réclamer quelque chose. Et,
s'il est d'une nature inquiète, il finit bientôt par
vivre dans l'état d'esprit d'un coupable.
Notre système pédagogique a pour effet d'enlever
aux écoliers leur assurance. Il arrive à quelques-uns
d'entre eux de la remplacer par de l'insolence ; mais
ce n'est pas tout à fait la même chose. Qu'ils soient
embarrassés par beaucoup des questions que nous
devons leur poser, c'est inévitable ; mais, lorsqu'ils
— 54 —
s'adressent à celui qui a pour mission de les instruire,
pourquoi ne diraient-ils pas sans embarras qu'ils sont
embarrassés ? On a chassé leur naturel et il ne revien-
dra pas au g^alop.
Je rencontre parfois, dans la rue ou dans un salon,
quelques mois après leur sortie de l'école, des jeunes
g-ens qui furent jusqu'au bout des « mauvais élèves ».
Eh ! bien, je constate souvent dans leur maintien et
dans leur expression un changement très marqué :
ils se sont redressés, ils se sont épanouis. Ils sont en
train d'oublier leur infériorité scolaire. Leur intelli-
gence est la même qu'autrefois ; mais il s'écoule des
semaines sans que personne leur rappelle qu'ils sont
médiocrement doués. D'ailleurs, quelles étaient leurs
aptitudes véritables? C'est ce que l'Ecole n'a pas
essayé de savoir.
Remarque. Les bonnes notes que les meilleurs
élèves reçoivent constituent souvent pour eux les
plus réelles des satisfactions qu'ils doivent à l'Ecole.
Et, pour la plupart des autres, la menace d'une note
insuffisante est efficace. Il est donc d'autant plus
nécessaire à un maître de recourir à l'emploi de ces
stimulants que ses leçons sont moins intéressantes.
U intelligence de l'enfant et la bêtise de l'écolier.
— Beaucoup de pédagogues, après vingt ans d'expé-
riences, éprouvent encore, de temps en temps, un
étonnement sincère devant la bêtise de leurs élèves.
Le fait est que la bêtise de l'écolier peut contraster
— 55 —
fortement avec l'intelligence de l'enfant. C'est que le
maître, à l'ordinaire, s'adresse à des enfants dont la
pensée est endormie, ou paralysée.
Et, d'abord, l'écolier auquel on va donner une
note a peur de se tromper. En l'interrogeant, on lui
enlève beaucoup de sa tranquillité d'esprit. On lui
recommande de réfléchir avant de répondre. Mais les
secondes s'écoulent. Réfléchir, c'est hésiter ; et s'il
hésite il aura l'air de ne pas savoir. Parfois son hési-
tation suffit pour que sa note soit un peu diminuée.
Aussi débite-t-il sans attendre les mots que sa
mémoire a conservés.
Mais voici qui est plus grave. Le savoir de l'éco-
lier est bien plus la récompense de sa docihté que le
fruit de son activité. C'est un aliment spirituel que
sa curiosité ne réclamait pas. Sa tâche habituelle est
de formuler dans une langue qui n'est pas la sienne
les idées des autres.
Le maître qui doit enseigner beaucoup de choses
est pressé. Il ne peut pas attendre que ses élèves
aient vingt ans pour leur faire exprimer les idées des
grandes personnes. Aussi les paroles que l'écolier
débite peuvent-elles contraster drôlement avec sa
mentalité puérile. Un de mes collègues m'a raconté
que sa fillette, âgée de dix ans, préparait un soir,
pour le lendemain, sa leçon d'histoire. 11 s'agissait
de la glorieuse épopée d'Alexandre le Grand, lequel,
disait le manuel, eut pour précepteur le philosophe
Aristote. Ce nom était nouveau pour l'enfant, qui,
— 56 —
deux ou trois fois, articula : Aristotote ; ce qui ne
Fempêchait pas d'expliquer g^ravement, quelques
minutes plus tard, la fragilité de l'empire fondé par
le grand conquérant.
Je rie vois aucun inconvénient à ce que de tiès
jeunes écoliers appellent gentiment Aristotote l'illus-
tre philosophe grec qui ne portait pas ce nom-là.
Mais je voudrais qu'à l'âge où l'on dit « Aristotote »,
on ne fût pas tenu d'émettre des considérations géné-
rales sur la grandeur et la décadence des empires.
Nous les rendons grotesques, ces petits.
Je le répète : à l'Ecole, on est pressé. En vue des
interrogations réglementaires, on se hâte de mettre
l'écolier en mesure de montrer qu'il sait quelque
chose ; et, pour cela, on lui remet des manuels con-
tenant des résumés facilement récitables et dans
lesquels, s'il est studieux, il s'instruit rapide-
ment.
Ces résumés auraient de l'utilité pour des en-
fants qui, pendant des années, auraient beaucoup
observé, manipulé, comparé et questionné, qui au-
raient éprouvé des sensations de toute sorte et fait
une provision d'expériences et de souvenirs. Mais on
les fait apprendre à des débutants qui ne savent
rien.
Les manuels scolaires qui, à notre époque, sont
fréquemment illustrés, contiennent essentiellement
des mots. Ce sont des mots que l'enfant essaie de
fixer dans sa mémoire quand il apprend sa leçon.
Or, les mots, dont le pouvoir évocateur est si mer-
veilleux, définissent bien mal les choses absolument
nouvelles. On demande à des fillettes de huit ans :
« Qu'est-ce qu'un verbe ? » Et, docilement, elles dé-
bitent la définition du livre ; mais longtemps encore
elles auront de la peine à reconnaître les vocables
qu'elles ont si bien caractérisés en termes abstraits.
L'abus des mots doit avoir pour les écoliers cet
effet de décolorer l'univers. Ce n'est pas en leur appre-
nant des noms, encore des noms et toujours des
noms qu'on leur révélera la richesse de la nature et
la diversité de ses aspects. D'ailleurs, la monotonie
de leurs tâches les empêche d'apercevoir le relief plus
ou moins accusé des choses. S'ils s'exposent à la
même mauvaise note en ignorant ceci qu'en ignorant
cela, comprendront-ils que ceci est beaucoup moins
important que cela?
De plus, afin de pouvoir avancer plus vite, on en-
lève aux questions toute leur complexité. Et le bon
élève apprend avec une telle aisance les différents
paragraphes de son manuel qu'il ne soupçonne pas
les difficultés que l'humanité a dû vaincre pour
acquérir le savoir. Enfermé dans le royaume du Mot,
il ne constate pas que les êtres sont inertes, que la
matière est dure et pesante et que tout travail exige
du temps et un effort. Les mots ne peuvent pas lui
apprendre ce que lui apprendrait le contact des
choses.
— 58 —
L'écolier ne connaît de la science que ce qui n'a
aucune valeur éducative : les formules exprimant les
résultats obtenus. H ignore la probité exemplaire, la
curiosité et la persévérance contagieuses du savant.
Celui-ci, en abordant un problème nouveau, en est
réduit à tâtonner, à faire des hypothèses et des véri-
fications, à reconnaître ses erreurs et à recommencer.
On pourrait habituer l'enfant au même mode d'acti-
vité. Pour cela, il faudrait, sans aucune impatience,
lui proposer des questions bien choisies et l'aider
juste assez pour qu'il ne se décourage pas. Il faudrait
aussi qu'il eût le droit de recourir à des moyens en-
fantins, maladroits, qu'il perfectionnerait à la longue.
Par exemple, le dispositif classique et commode que
nous adopterions pour diviser 328615 par 79, a quel-
que chose d'artificiel qui, pendant des semaines, em-
barrasse beaucoup de débutants. Mais ceux-ci ver-
raient très clair dans leur besogne si, pour effectuer
cette division, ils avaient le droit de soustraire un
grand nombre de fois, jusqu'à impossibilité, 79 de
328615. Ce procédé exigerait un temps considérable ;
il serait scandaleusement imparfait. Aussi l'enfant
comprendrait-il bientôt que le nombre de ses sous-
tractions peut être beaucoup diminué ; et, à force de
le diminuer, il arriverait au procédé expéditif, que
tout le monde emploie. Beaucoup d'écoliers s occu-
pent d'arithmétique, de géométrie et d'algèbre, sans
comprendre ce qu'ils font. Or, en matière de mathé-
matiques élémentaires, tout pour eux deviendrait clair
— 59 —
si on le voulait absolument. Pour des êtres très
jeunes, ce n'est pas la pensée du savant qui est diffi-
cile à saisir : c'est celle du pédant.
Ah ! quelle révolution ce serait, si l'Ecole pouvait
mettre dans tous les esprits, pour toujours, le besoiw
de la clarté !
Qu'on me permette encore un exemple. Chaque
année, en prévision de quelque interrogation immi-
nente, des milliers de jeunes gens se mettent dans la
tête la loi d'Ohm, concernant les courants électri-
ques. S'ils savent dire que cette loi s'exprime par la
formule : E
~ ~R
qui signifie que l'on obtient l'intensité du courant en
divisant le nombre qui mesure la force électromotrice
par celui qui mesure la résistance du conducteur,
l'examinateur, qui est parfois pressé, leur dira sans
doute : « C'est juste » ; et il passera à une autre
question. Et beaucoup de ces écoliers naïfs s'imagi-
neront qu'ils « connaissent > la loi d'Ohm. Or, neuf
fois sur dix, ils ne se font une idée claire d'aucune
de ces trois quantités désignées par les lettres I, E et R.
Sans doute, leur professeur leur a donné quelques
explications ; mais il aurait fallu consacrer plusieurs
leçons à des expériences et à des mesures difficiles
pour que tout devînt intelligible. Cela n'est pas pos-
sible. La tâche du maître n'est pas d'étudier avec
ses élèves, très soigneusement, une demi-douzaine de
questions : il doit leur donner un cours complet et.
— 60 -
par conséquent, se dépêcher. Aussi rencontre-l-oni
des jeunes gens, très forts en physique^ qui ne sont
à aucun degré des physiciens. Les écoliers d'aujour-
d'hui étudient les sciences comme ceux d'autrefois aj>-
prenaient leur catéchisme.
La culture générale que nous donnons à nos élèves
est un vernis qui n'augmente pas leur puissance.
Elle les met en mesure de répondre à des questions
classiques, à des questions prévues ; mais elle ne les
rend pas particulièrement perspicaces devant des pro-
blèmes nouveaux. A l'école, savoir^ c'est pouvoir
montrer que l'on sait, — rien de plus.
Depuis bien des années, on parle du surmenage
dont souffrent de nombreux écoliers. Il existe un
moyen simple pour alléger considérablement les pro-
grammes scolaires. (Mais la réforme ne sera facile,
bien entendu, que si elle est faite de manière à ne
léser aucun intérêt particulier.) Je dis que l'Ecole
améliorera d'une manière très sensible sa besogne si
elle se pose avec sincérité, au sujet de la géographie,
de l'histoire, de la littérature, des mathématiques et
des sciences physiques et naturelles, une question
analogue à celle que je vais poser à propos de la bo-
tanique, par exemple :
Vaut-il mieux connaître très bien le contenu d'un
cours complet de botanique et n'avoir jamais étudié
avec soin aucune plante particulière, ou bien avoir
observé avec patience les manifestations de la vie
chez une demi-douzaine de plantes typiques et igno-
— 61 —
rer complètement les divisions, les classifications et
les noms de la botanique?
Pour moi, le doute n'est pas possible : l'examen
attentif d'un seul vëg-étal suffit pour suggérer — car
je ne supprime pas l'intervention du maître — tous
les problèmes fondamentaux de la biologie. Et l'étude
de six plantes particulières, choisies de manière à
faire soupçonner la richesse de la Nature, suffit pour
donner des idées très générales sur le monde végé-
tal. Par contre, les termes abstraits des spécialistes
de la botanique ne peuvent pas donner à un enfant
l'image nette et colorée d'une plante vivante.
On me fera remarquer que, de temps en temps, le
professeur de botanique montre des plantes à ses
élèves. C'est vrai. Mais n'est-ce pas toujours son ma-
nuel complet que l'écolier zélé étudie avec soin en vue
des interrogations prochaines ?
Tant que le maître tiendra à ces petits livres ency-
clopédiques, l'éducation intellectuelle de l'enfant sera
de quaUté détestable ^.
On ne se contente pas de faire réciter aux écoliers
ce qu'ils ont lu dans leurs cahiers ou dans leurs
livres. Ils font aussi de petits travaux personnels.
Mais, trop souvent, dans les exercices qu'on leur
propose, ils ne peuvent mettre aucune imagination,
aucune invention, aucune fantaisie et ils doivent les
exécuter avec la docilité d'un manœuvre. Lorsque,
1 Voir la Note 2, à la fin du Cahier.
— 02 —
par exemple, un enfant devait dessiner des hachures
bien droites et rigoureusement parallèles, il n'y avait
pour lui qu'une manière de se montrer original : c'é-
tait de les faire mal. On l'a enfin compris ; et on lui
propose maintenant des dessins beaucoup moins en-
nuyeux. Le fait est qu'il dessinera avec plus de faci-
lité et avec plus de plaisir une vache ayant vraiment
l'aspect d'un quadrupède que ces bâtons qu'on nous
imposa autrefois.
Malheureusement, dans beaucoup de leçons, le pé-
dagogue part encore de ce principe qu'// faut com-
mencer par les éléments. Veut-il dire qu'il convient
de s'arrêter d'abord aux premières remarques qu'un
sujet nouveau suggère à un enfant? Non, ce n'est
pas cela. Les parties, constate-t-on, sont plus sim-
ples, et, donc, plus faciles à étudier que le tout.
Aussi est-ce par l'étude des parties que l'on commen-
cera. Les discours se composent de mots. Par con-
séquent, avant de composer de petits discours, on
étudiera isolément les mots. Et la terminaison d'un
mot, n'est-elle pas plus simple que le mot lui-
même ? On demandera donc aux élèves d'apporter la
prochaine fois une petite composition dans ce goût :
Un minéral ; des minéraux.
Un végétal;
Un animal;
Un cristal; Etc.
c'est-à-dire de mettre au pluriel les mots indiqués
— 63 —
dans le livre. Qu'est-ce que l'enfant peut apporter de
personnel dans ce travail ? Des fautes, pas autre
chose. Il semble d'ailleurs bien que son vrai rôle, à
l'Ecole soit celui-là : faire des fautes. Ne représente-
t il pas l'ignorance et le mal ? Ah ! que feraient
certains maîtres s'ils n'avaient pas des fautes à re-
lever !
Dans une des meilleures grammaires publiées ces
derniers temps, celle de Brunot et Bony, je trouve
cet autre exercice captivant : Mettre « je suis » devant
chacun des adjectifs : petit — timide — docile —
réfléchi — appliqué — tranquille — content —
patient.
Quel bonheur pour nos ancêtres préhistoriques
qui construisirent les premières habitations humai-
nes de n'avoir pas entendu les conseils qu'on donne
aux écoliers d'aujourd'hui ! Ignorant les éléments de
l'architecture, ils n'auraient pas osé bâtir des mai-
sons. Quel bonheur pour nous de n'avoir pas reçu,
à l'âge d'un an, les leçons d'un pédagogue chargé
de nous faire faire nos premiers pas ! Le fait est que
le mouvement d'une personne qui marche peut se
décomposer en plusieurs mouvements élémentaires
dont chacun, n'est-ce pas, doit d'abord être étudié
séparément, longuement.
C'est évident : on ne tient pas à ce que l'enfant
soit intéressé par son travail. On lui demande seule-
ment d'obéir. Si, en classe, il paraît souvent si peu
intelligent, c'est que l'on n'a pas mis son esprit en
— 64 —
branle, on ne s'est pas donné la peine d'éveiller sa
curiosité.
Un dernier mot au sujet de la bêtise de l'écolier.
Gorame on veut qu'il ait chaque fois une tâche à
préparer pour la leçon suivante, on divise la science
qu'on lui inculque en petites doses pouvant consti-
tuer chacune la matière d'une interrog^ation. Et
comme on doit l'interroger rapidement, on lui pose,
si possible, des questions décisives, auxquelles il n'y
a qu'une manière de répondre correctement. C'est
vite vu : l'élève sait ou il ne sait pas ; ce qu'il dit
est Juste, ou c'est faux, — il n'y a pas de milieu.
(«Gomment s'appelait le père de Charlemag-ne ? —
Dites-moi la date de la bataille de Fontenoy. —
Quels étaient les généraux en présence ? — Quelle
est la formule de l'acide sulfurique? — Gombien y a-
t-il de foires annuelles à Franfort-sur-l'Oder ? »)
Mais en ôtant aux questions leur complexité, on
leur enlève du même coup leur vraie signification et
leur intérêt. Et puis, dans la vie, il n'y a pas seule-
ment le vrai et \e faux : il y a aussi le douteux et
le probable. Parmi les problèmes qui divisent les
hommes, il y en a de passionnants qui ne sont pas
près d'être résolus. Et beaucoup de prétendues véri-
tés ne sont que des opinions, combattues par d'au-
tres opinions également fragiles, également légitimes.
Il y a bien des degrés dans la complexité des pro-
blèmes ; il doit donc y en avoir aussi dans la force
avec laquelle nous affirmons.
^ 65 —
Tenez : lorsque des fillettes jouent à l'école, celle
qui a le rôle de la maîtresse ne prend-elle pas ce ton
sec dont on formule les jugements tranchants ? Ce
n'est qu'une caricature involontaire, évidemment ;
mais ces enfants n'ont pas inventé cette comédie de
toutes pièces.
Ce n'est pas en posant aux écoliers, pendant des
années, des questions qui n'admettent qu'une seule
réponse acceptable qu'on affine leur esprit et qu'on
leur enseigne la tolérance. L'abus des interrogations
et des notes finit par modifier profondément la qua-
lité même de la science scolaire. On n'instruit pas
de la même manière les enfants dont on veut assou-
plir et fortifier l'intelligence et ceux que l'on pré-
pare à des examens dont le programme est connu
d'avance.
Etiqueter, classer, juger des êtres et des choses
que l'on n'a jamais étudiés avec soin, des êtres et
des choses que l'on ne connaît pas : voilà l'habitude
que l'on contracte à l'Ecole et que l'on gardera peut-
être jusqu'à la fin.
Encore quelques mots. — On dit volontiers qu'à
l'école l'enfant apprend a apprendre. On entend
par là que l'école donne à l'enfant une méthode, un
ensemble de bonnes habitudes qui le rendront capa-
ble d'étudier seul. L'idée est excellente. Mais, alors,
comment se fait-il que des élèves de dix-huit ou de dix-
neuf ans soient astreints, du commencement de
— 66 —
l'année à la fin, à la même discipline que les débu-
tants âgés de huit ans à peine ? On n'enseigne pas à
ceux-ci ce qu'on enseigne à ceux-là. Mais, en classe,
la passivité des uns est la même que celle des autres.
Le nombre des leçons hebdomadaires, leçons uni-
formes où l'élève n'est qu'un auditeur, est même un
peu plus considérable pour les grands que pour les
petits. La besogne des grands est fixée, jour par
jour, heure par heure, aussi méliculeusement que
celle des petits. Dix, douze ans de suite, le maître
est toujours présent, c'est lui qui dirige tout. Pour-
quoi ne dit-on pas, de loin en loin, à ceux qui ont
« appris à apprendre » : «Aujourd'hui, vous ferez à
votre manière le travail qui vous intéresse le plus ;
et, demain, nous examinerons ça. »
C'est incontestable : nous ne faisons pas faire à
nos élèves l'apprentissage de la liberté. Aussi leur
faudra-t-il beaucoup de temps pour se déficeler après
que nous les aurons lâchés.
Parce que les tâches des écoliers sont trop nom-
breuses, ils ne peuvent généralement pas les accom-
plir avec soin. Beaucoup prennent l'habitude de
bâcler leur besogne. Pour eux cette besogne est une
corvée dont ils se débarrassent aussi rapidement ou
aussi ingénieusement que possible.
Pourquoi ne s'applique-on pas à leur enseigner la
persévérance? On y parviendrait dans bien des cas
si, au lieu d'exiger d'eux, sept ou huit heures par
— 07 —
jour, un simulacre d'effort et de la résignation, on
leur demandait quotidiennement un effort véritable,
sincère, qui serait de quelques minutes pour les
petits et dont la durée augmenterait lentement, de
mois en mois. Ah ! quel admirable résultat ce serait,
si, jusqu'à la fin, on pouvait faire faire chaque jour
à l'écolier un petit travail avec attention, avec soin,
avec bonne volonté, avec bonne humeur !
Mais pour cela il faudrait que l'Ecole n'enlevât pas
à l'enfant son optimisme et sa confiance. Il possède,
en qualité d'être humain, des mains, des yeux, et un
cerveau ; et il importe de lui montrer tout le parti
qu'il pourrait tirer de cette richesse qui est bien à lui.
Le plus mauvais de nos élèves est capable de faire
autre chose que des fautes. Et à tous nous devrions
ingénieusement et sans cesse prouver qu'avec de la
persévérance on réalise toujours des progrès.
N'ayant pas eu l'occasion de donner des formes
diverses à son activité, l'écolier, à la fin de ses étu-
des, NE SE CONNAIT PAS. Où lui a bien dit, en grec :
« Connais-toi toi-même », car l'Ecole ne renouvelle
pas ses vieilles plaisanteries. Mais il ne se doute pas
de ce qu'il y a en lui de bon, il n'a pas eu l'occasion
d'exercer ses forces. Il ne sait pas quels sont les tra-
vaux qu'il ferait avec plus de facilité et avec plus de
goût que les autres, car il a toujours fait la même
chose. Sa dernière « moyenne » annuelle a été 7,28.
Mais que doit-il en conclure ?
— 68 —
J'ai montré peut-être trop de dédain pour l'ins-
truction que le Pédagogue donne à ses élèves. C'est
que je songe à la besogne essentielle, irremplaçable
qu'il devrait accomplir et qu'il néglige. On ne cultive
pas les écoliers, c'est-à-dire qu'on n'enrichit pas leur
nature en leur fournissant sans cesse l'occasion de
développer les aptitudes précieuses qu'ils possèdent
tous (à des degrés très différents). Car on aurait
pu les rendre tous plus agiles, plus gracieux, plus
vigoureux ; à tous, on aurait pu apprendre à mieux
se servir de leurs yeux et de leurs mains ; on aurait
pu les rendre tous plus attentifs, plus clairvoyants
et plus sincères. On aurait pu les mettre en garde
contre le pouvoir trompeur des mots. Enfin, à chacun
d'eux, on aurait pu donner un peu d'enthousiasme
et quelque chose à aimer.
Je n'ai pas tout dit. Nos élèves, au moment où ils
nous quittent, ont reçu dix mille ou douze mille
leçons. Mais, parmi les sujets innombrables que nous
avons traités devant eux, combien y en a-t-il qu'ils
pourraient exposer avec netteté, avec fermeté ?
En terminant, je ne dois pas oublier de plaindre le
maître. Je ne parle pas du malheureux que les éco-
liers martyrisent, ni de celui qui est pour eux le juge
sans bienveillance, qu'on craint et qu'on n'aime pas.
Ne nous occupons que du cas habituel. Parce que le
maître enseigne dans des conditions défavorables, il
constate continuellement la disproportion qu'il y a
entre la peine qu'il se donne et les très médiocres
— 09 —
résultats qu'il obtient. Ah ! comme notre besogne
pourrait être passionnante si nos élèves avaient de
la curiosité, de l'avidité ! Mais donner sans cesse des
explications à des enfants silencieux qui ne les de-
mandent pas, quelle amertume, parfois 1 Et comme
elle est profonde l'envie que l'on a, certains jours, de
dire à ceux que l'on « prépare » pour le baccalauréat :
« Ce que nous faisons-là n'est pas de la vraie
science. Parlons d'autre chose et soyons sincères ! »
« L'Ecole sait-elle ce qu'elle veut ? » Voilà la
question qu'on se pose lorsqu'on a constaté les
effets du régime auquel elle soumet tous les enfants.
Les pédagogues ont une chance exceptionnelle. Ce
n'est pas seulement l'inertie des êtres et des choses
qui rend plus ou moins difficiles toutes les réformes
sociales: celle-ci lèsent, en général, des intérêts par-
ticuliers et rencontrent donc une opposition compré-
hensible. Mais dans le monde fermé de la pédagogie
une révolution rapide et profonde pourrait se faire
sans danger ; elle n'influerait pas sur le cours de la
Bourse et ne provoquerait aucun désordre dans la
société. Cette révolution se fera dès que l'Ecole vou-
dra bien reconnaître l'incohérence de ses pratiques
traditionnelles.
On peut fort bien vivre sans savoir ce qu'on veut,
sans rien vouloir du tout. Mais il est absurde d'édu-
quer la jeunesse si l'on ne se fait pas une idée tant
soit peu claire du but à poursuivre, de la direction
dans laquelle il faut agir.
UNE ECOLE MEILLEURE
Il sera facile d'organiser, dès qu'on le voudra, des
écoles bien meilleures que celles d'aujourd'hui. On
pourrait en imaginer d'excellentes qui différeraient
beaucoup de l'école dont je vais donner une idée
sommaire. Mais, comme j'entends d'avance certains
contradicteurs peu imaginatifs me dire : » La criti-
que est aisée, et l'art est difficile, », je tiens à mon-
trer, par un exemple, que je ne parle pas de choses
irréalisables.
Dans mon école, l'enfant recevra chaque jour, de
huit heures à dix heures du matin, V instruction obli-
gatoire. Dans ces deux premières leçons, on lui ensei-
gnera l'indispensable: on lui apprendra à écrire et à
parler correctement sa langue maternelle et à effectuer
avec sûreté et avec aisance les calculs les plus simples
de l'arithmétique.
Je n'aurai pas le ridicule de dire : « Voici la
méthode, préférable à toutes les autres, qu'on em-
ploiera. » — Le fait, est que cette méthode-ci peut
donner des résultats aussi bons que celle-là. Je me
contenterai de faire quelques remarques.
— 71 —
Le maître ne sera pas pressé. Sachant que l'enfant
est obligé d'aller à l'école jusqu'à l'âge de quinze
ans, il se dira : « Ce que mes élèves ignorent aujour-
d'hui, ils l'apprendront l'année prochaine. C'est seu-
lement à la fin de leurs études qu'il importera pour
eux de posséder, d'une manière définitive, une cer-
taine somme de connaissances utiles ». N'étant pas
pressé, il sera patient ; et par ce fait, tout paraîtra
moins difficile à l'écolier.
Je veux dire qu'il ne sera pas pressé de communi-
quer à ses élèves sa propre science. 11 s'en tiendra à
ce principe essentiel : L'activité d'abord ; la for-
mule APRt;s. Durant les premières années, l'enfant ne
connaîtra pas d'autres règles (de grammaire ou
d'arithmétique) que celles qu'il découvrira lui-même.
Et, ainsi,, les propositions générales qu'il énoncera
auront pour lui une signification claire. Le fait est
qu'il lui sera bien difficile de ne pas reconnaître de
l'uniformité dans certaines terminaisons, de la régu-
larité dans la formation de certains mots.
.J'entends le Pédagogue déclarer : « Les écoliers
ne sont pas capables de s'instruire tout seuls. » — II ne
s'agit pas de cela. Je demande qu'au lieu de leur
remettre de ces manuels où ils trouvent, admirable-
ment classées, les notions définitives que possèdent
les personnes instruites, le maître ait un recueil con-
tenant des questions très nombreuses et graduées
avec soin, qui leur suggéreront des rapprochements
et des comparaisons utiles. Ce n'est pas l'école qui
— 72 —
nous apprend à généraliser. La généralisation ne se
fait que trop spontanément dans l'esprit de l'ig^no-
ranl. D'ailleurs, on aidera les élèves qui ne trouvent
rien.
Je dis qu'on peut se passer d'un manuel pour faire
de la grammaire expérimentale. Le maîtra dira, par
exemple : Je vais supprimer dans cette phrase le mot
car et le remplacer par une virgule. Vous me direz
si la signification de la phrase a changé. » — Des
exercices de ce genre permettent de caractériser le
rôle que jouent dans le discours les conjonctions ou
les adjectifs, ou les adverbes, etc. Ces expériences
vaudraient mieux que des définitions prématurées.
On pourra aussi proposer aux écoliers des « match »
de concision. — « L'un de vous peut-il faire une
phrase plus courte que celle d'Albert, mais ayant la
même signification ? > — On verra alors que la con-
naissance d'un mot nouveau permet souvent d'abré-
ger la proposition.
On habituera surtout l'enfant à faire sans timidité
et sans crainte de petits discours, où il parlera de
ce qu'il a vu, à l'école ou ailleurs, et qui l'a intéressé,
ou bien des beaux livres qui auront été lus en classe.
La longueur des discours et des compositions écrites
augmentera d'année en année.
Mais pourquoi entrer dans les détails ? C'est seule-
ment dans la dernière année que l'écolier aura de
petits livres, où seront classés et résumés les résul-
tats des observations qui auront été faites en classe.
Ces manuels permettront aussi de combler quelques
lacunes.
Le débutant pourra aussi apprendre l'arithmétique
et les premiers éléments des mathématiques, en
jouant'^. Pour cela, il faudra que le maître possède
un recueil contenant des exercices extrêmement variés,
susceptibles d'éveiller la curiosité de ses élèves et de
leur faire faire des découvertes.
Mais c'est sur autre chose que je dois insister.
L'état d'esprit de l'enfant sera différent de ce qu'il
est dans les écoles actuelles ; et l'état d'esprit du
maître sera différent aussi. L'écolier n'aura rien à
craindre. On commencera par le rassurer. Il ne s'ex-
posera pas à une mauvaise note en commettant des
erreurs. Il aura, comme tout le monde, le droit de
se tromper. On lui permettra d'être maladroit, enfan-
tin, nalureL Sa maladresse diminuera peu à peu,
inévitablement. On ne sera sévère que pour ceux qui,
volontairement, dérangent la leçon. La résignation
avec laquelle tant d'enfants supportent aujourd'hui
leurs longues journées d'école, nous donne le droit
de supposer qu'ils sauront, en général, montrei"
durant les deux premières heures du matin, de la
bonne volonté et de l'attention. Car le premier devoir
du maître sera d'être bienveillant. Sans inquiétude
au sujet des fautes inévitables que ses élèves feront
pour commencer, il s'appliquera beaucoup plus à
' En ce qui concerne l'importance du jeu voir l'admirable ouvrna;*
de E. Claparède : Psychologie de l'enfant.
— 74 -
accroître leurs connaissances qu'à leur faire constater
leur ignorance. Il y a là une nuance qui n'échappera
pas à tout le monde.
En huit ans, quand on a de la bonne volonté, on
peut faire de la bonne besogne. Durant ces deux
premières heures de la journée, on ira aussi, une ou
deux fois par semaine, causer dix minutes devant le
globe terrestre ou devant les cartes géographiques
accrochées au mur. On n'emploiera d'abord que des
cartes simplifiées. Et il faudra que le maître soit bien
inhabile et bien dépourvu d'imagination pour qu'au
bout de huit ans ses élèves n'aient pas des notions
suffisantes en matière de géographie. Ils connaîtront
à peine le quart des noms que connaissent temporai-
rement les écoliers studieux d'aujourd'hui. Mais
seuls les maniaques de la pédagogie leur reproche-
ront de ne pas pouvoir nommer plus de sept ou huit
villes espagnoles.
Enfin, durant ces deux premières heures dont je
parle, l'enfant apprendra encore à dessiner ; c'est-à-
dire que, très fréquemment, il consacrera un quart
d'heure à l'exécution d'un petit croquis. A ce pro-
pos, je veux montrer, pour finir, qu'il est facile de
faire constater aux écoliers les progrès qu'ils ont
réalisés et de mesurer, en quelque sorte, leur habi-
leté croissante. Imaginons une douzaine de vases du
même type, chacun d'eux différant du précédent par
son col un petit peu plus allongé. Le numéro 1 ne
ressemblera guère au numéro 12 ; mais deux numé-
ros consécutifs ne se disling-ueront pas, au premier
coup d'oeil, l'un de l'autre. L'enfant qui dessinera le
contour de l'un de ces vases ne sera sûr de l'exacti-
tude de son croquis que si ses camarades peuvent
deviner le numéro qui a servi de modèle. Et il aura
d'autant plus de prog^rès à faire encore que leur incer-
titude sera plus grande.
Mais ne nous frappons pas. Qu'il s'y prenne d'une
manière ou d'une autre, le maître pourra être tran-
quille tant que ses élèves auront de l'ardeur et de la
curiosité. Les hommes savaient penser et agir bien
avant qu'il y eût des écoles ; et c'est avant de recevoir
leurs premières leçons que nos enfants font leurs
progrès les plus rapides. La vie intellectuelle de
l'écolier ne s'arrête pas quand les pédagog-ues ces-
sent de s'occuper de lui. Si j'osais emprunter aux
croyants leur vocabulaire, je dirais aux pédagogues
d'aujourd'hui : « Vous n'êtes que les modestes colla-
borateurs de Dieu. N'ayez donc pas la prétention de
tout faire. » On les compare volontiers à des semeurs.
Mais comme ils ressemblent peu à celui dont le poète
nous a dessiné la haute silhouette noire ! Celui-là
croit à la fuite utile des jours. Il compte sur la ferti-
lité du sol, sur la pluie, sur le soleil, sur la vie. Et il
ne va pas, huit jours après avoir fait son geste
auguste, enfoncer ses doigts dans la terre pour voir
si ses g-raines germent bien conformément aux règles
de la botanique. Il faut que le pédagogue apprenne
à s'abstenir, et à se taire.
— 76 —
Dans mon école, le maître n'aidera ses élèves que
lorsqu'ils le lui demanderont; et il s'ingéniera de
toutes les manières à entretenir leur persévérance et
leur confiance.
— Et ce sera tout ?
Non, ce ne sera pas tout. La troisième heure du
matin sera consacrée à la culture de l'enthousiasme.
Durant cette heure-là, les maîtres n'auront pas d'au-
tre but que d'intéresser vivement, ou d'émerveiller,
ou d'émouvoir leurs élèves, en leur révélant tout ce
qu'il y a de beau dans l'univers et dans l'esprit de
Fhomme.
Cette troisième leçon ne me paraît pas moins utile
que les précédentes. L'enfant, en particulier l'enfant
des villes, a aujourd'hui de fréquentes occasions
d'être distrait de ses travaux scolaires. Gratuitement,
ou pour quelques sous, il peut se procurer des spec-
tacles captivants que l'on ne soupçonnait pas il y a
un demi-siècle. L'effet des inventions modernes sur
l'imag-ination est le même que si le monde, depuis
cinquante ans, était devenu sensiblement plus beau.
Eh bien ! puisque le monde a aujourd'hui des cou-
leurs plus éclatantes qu'autrefois, il faut que les
pédagogues en fassent dans leurs leçons une descrip-
tions moins terne, plus pittoresque que celle dont
nos grands-pères se sont contentés. Ce que l'enfant
apprend à l'école ne doit pas être moins intéressant
que ce qu'il apprend ailleurs. Il ne suffit plus de lui
— 77 —
dire : « Ne fais pas ceci : c'est le mal ; ne fais pas
cela, c'est défendu. » Pour le rendre capable de
résister à quelques-unes des tentations qui le mena-
cent, il faut lui révéler des modes d'activité passion-
nants ; il faut développer en lui des g-oûts salutaires.
Voilà pourquoi, dans mon école, de 10 h. 10 m. à
11 heures du matin, le maître emploiera tous les
moyens possibles pour provoquer l'admiration des
élèves, pour accroître en eux le désir de savoir, d'en-
treprendre et de créer. Je me hâte d'ajouter que
l'admiration ne sera pas pour eux un sentiment obli-
gatoire. Ils pourront être d'une insouciance absolue.
Durant cette heure-là, on leur donnera l'instruction
gratuite pour rien. Leur seul devoir sera de ne pas
déranger les autres. Tout l'effort, ce sera le maître
qui le fera.
Il y aura, dans ces leçons-là, une extrême variété.
Ce seront tantôt des causeries, tantôt des confé-
rences, tantôt des débats contradictoires. On y fera
d'étonnantes expériences de physique. Et pour orga-
niser toute cette besogne, on fera appel à toutes les
personnes de bonne volonté ayant de l'enthousiasme
à communiquer. Les élèves pourront proposer tout
ce qu'ils voudront : des problèmes amusants ; des
projections lumineuses ; le cinématographe ; des
visites dans les fabriques ou dans les musées. On
leur parlera des mœurs curieuses de certains ani-
maux ; de l'admirable diversité qu'il y a dans leurs
moyens d'attaque ou de défense ; des hypothèses que
les savants ont faites sur l'origine des mondes ; de
quelques beaux romans ; de l'industrie moderne ; de
l'échange ; de quelques-uns des grands changements
qui se sont faits depuis l'Antiquité dans les relations
humaines.
Et plutôt que de tracer ces frontières, auxquelles le
Pédagogue tient tant, entre la géographie et l'histoire,
entre la biologie et la physique, entre la pensée et le
langage, on mettra un peu d'unité dans la science en
ramenant tout aux besoins fondamentaux de l'homme,
aux moyens qu'il a imaginés pour les satisfaire et aux
difficultés qu'il a rencontrées. Quelques-uns de ces
besoins, pendant des milliers d'années, sont restés
les mêmes ; mais ces moyens et ces difficultés, qui
varient d'un pays à l'autre, se sont profondément
transformés à travers les siècles.
L'écolier pourra se faire ainsi, de l'histoire, de la
géographie, de la science, une idée bien plus claire
et bien plus frappante que par ces exécrables mono-
graphies qui remplissent les manuels scolaires.
Et parfois, à midi, de retour à la maison, il y aura
des enfants qui diront à leur mère : «Oh! maman,
c'était beau ! »
De onze heures à midi, chaque jour, on s'occupera
de l'éducation physique de l'écolier. Il fera de la gym-
nastique, du tennis, de la boxe courtoise, de la
danse, de la lutte. On le rendra plus fort, plus agile
et plus gracieux. El l'on exercera ainsi une influence
bienfaisante sur toute sa vie.
— 79 —
— Et qu'est-ce que les enfants feront l'après-midi,
les jours où ils iront à l'école ?
Une fois par semaine, ils auront le droit de choi-
sir le travail qui les intéressera le plus : ils pourront
s'occuper de dessin ou de mathématiques ; faire une
lecture ou quelque rédaction, ou autre chose encore.
On profitera de ce moment-là pour aider les élèves
qui, dans les deux premières heures du matin, auront
montré plus d'embarras que les autres. Ces heures
de travail libre pourront d'ailleurs être plus fré-
quentes pour les grands que pour les petits.
Chaque semaine aussi, l'enfant apprendra à se
servir de ses mains en construisant quelque objet en
bois, en carton ou en métal : une boîte, un chariot,
un bateau, un thermomètre, une balance, une pile
électrique, un petit moteur, etc. Pour cela, il pourra,
bien entendu, collaborer avec ses camarades. Les
sensations qu'il éprouvera en manipulant des choses
lui permettront de mieux comprendre d'ultérieurs
théorèmes de mécanique.
Et, puisque je parle de l'éducation scientifique, je
veuxj pour finir, dire deux mots d'un exercice dont
les écoliers tireront un grand parti. Ils consacreront,
au moins une heure par semaine, à la notation des
différences et des ressemblances qu'il y a entre les
choses : les difi'érences ou les ressemblances que peu-
vent présenter deux fleurs, ou deux pierres, ou deux
insectes, ou deux oiseaux, ou deux métaux, ou deux
80 —
portraits, ou deux figures géométriques, ou deux
sons, ou deux phrases, ou deux fables composées
par deux écrivains qui ont voulu traiter le même
sujet, ou bien les gestes, les paroles et les attitudes
de deux personnes, etc. Souvent on se demandera :
(( Cette ressemblance-ci accompagne-t-elle toujours cette
ressemblance-là? » Parfois, une différence qu'on ne
soupçonnait pas deviendra évidente, grâce à l'emploi
de quelque réactif. Tout le travail qui précède
l'énoncé des vérités scientifiques est là.
Ces exercices de comparaison peuvent être admi-
rablement gradués : très faciles d'abord ; puis, au
bout de quelques années, très difficiles. Et ne consti-
tuent-ils pas un passe-temps intelligent auquel on
pourra se livrer à tout âge, dans un salon, dans la
rue, à la campagne, partout ?
Quelle éducation ce serait pour l'intelligence :
observer, comparer d'abord : juger ensuite. C'est à
se demander si cela ne diminuerait pas dans une
proportion inquiétante le nombre des imbéciles.
Et, de loin en loin, quand il fera un temps
superbe, on remplacera les leçons par une longue
promenade dans les prés et dans les bois.
Quelques explications. — Que les gens sérieux se
rassurent : C'est quand les enfants seront sortis de
mon école que commencera pour eux, dans une école
professionnelle ou ailleurs, l'apprentissage qui leur
procurera, s'ils le méritent, un diplôme et, finalement,
— 81 —
un métier. Je prétends seulement que, pendant quel-
ques années, les êtres très jeunes ont quelque chose
de mieux à faire que de se préparer à gagner de
l'argent. Dans cette première école, après avoir pris
les précautions nécessaires pour qu'ils sachent ce
que tout le monde doit savoir, on n'aura pas d'autre
but que d'assouplir et de fortifier leur corps et leur
esprit et de les aider à prendre conscience de ce qu'il
y a en eux de perfectible. Et, l'enfant ayant pu,
durant de nombreuses années, montrer librement
ses défauts, ses goûts et ses aptitudes, on se
trompera moins qu'aujourd'hui en lui indiquant la
direction dans laquelle il pourrait utilement se spé-
cialiser.
Quant aux écoles spéciales de toutes sortes, où
nos écoliers entreront ensuite — ceux-ci à quatorze
ans, ceux-là à quinze ans, et les autres plus tard —
elles pourront facilement, oubliant leur tâche princi-
pale, consacrer chaque semaine quelques heures à la
culture générale de leurs élèves et continuer ainsi
l'œuvre commencée par l'école dont je viens de par-
ler longuement.
Enfin, les jeunes gens qui auront l'intention d'en-
trer dans des écoles professionnelles plus exigeantes
que les autres, pourront, dès l'âge de quatorze ans,
par exemple, consacrer les deux premières heures du
matin à l'étude du latin, ou des mathématiques, ou
bien d'une ou deux langues vivantes. D'ailleurs,
l'Ecole s'appliquera à ce que ni ces élèves-là, ni les
6
— 82 —
autres, ne soient embarrassés par la trop g^rande
rigidité de son prog-ramme.
Je le répète : on pourra imaginer de bonnes écoles,
différant très sensiblement de la mienne. Celle-ci a
sûrement des défauts que je reconnaîtrai avec bonne
grâce. Mais je la défends quand même avec convic-
tion. L'enfant y fera peut-être (ce n'est pas sûr) plus
de fautes d'orthographe qu'il n'en fait dans les écoles
actuelles ; mais il y dira moins de bêtises ; il y res-
pirera plus librement ; il y jouira d'une meilleure
santé ; il y mènera une existence moins monotone ;
il y sera plus actif, plus insouciant, plus heureux.
QUELQUES OBJECTIONS
J'ai parlé longuement des défauts de l'Ecole et j'ai
eu l'air d'ignorer ceux des enfants. Je n'ai pas dit un
mot de leur paresse, laquelle justifie, m'affirme-t-on,
le régime auquel le Pédagogue les soumet.
Oui, l'être humain est naturellement paresseux,
c'est-à-dire qu'il s'épargne autant que possible les
efforts pénibles. Mais, soit dit en passant, cette ten-
dance est-elle déplorable à tous égards ? C'est en
cherchant le moyen de remplacer un effort par un
effort moindre que l'homme a fait ses inventions les
plus admirables. Que l'humanité s'évertue sans scru-
pules à diminuer la somme de ses souffrances : il lui
en restera toujours assez. Et qu'elle ne prenne pas
trop au sérieux les ascètes qui font des économies
pour leurs vieux jours.
Mais il ne s'agit pas de cela. Je reconnais qu'il
importe d'habituer l'enfant à faire des eftbrts. Il faut
lui enseigner la persévérance. Or, c'est précisément
ce qu'on ne fait pas dans les écoles actuelles. Ah !
quelle joie quand il apprend qu'une leçon sera sup-
primée ! « Congé ! » Car il y a patience et patience.
La persévérance est une patience agissante ; et il y
— 84 —
a une autre patience qui n'est que de la résignation
stérile. Les enfants qui sont en bonne santé aiment
énormément l'activité, le jeu. Mais admettons qu'ils
soient tout de même des paresseux. J'en conclus qu'il
faut commencer par « apprivoiser » les écoliers très
jeunes ; il faut, avec beaucoup de précautions, leur
prouver que le travail n'est pas une chose aussi
pénible que ça. On ne doit pas, dès les premiers
jours, leur suggérer cette idée que la joie ne recom-
mence qu'au moment où le travail s'arrête. Il faut
d'abord leur donner l'élan. On pourra alors, gra-
duellement, les habituer à des elforts de plus en plus
prolongés. Encore une fois, le Pédagogue a-t-il lieu
d'être si satisfait, aujourd'hui, des résultats qu'il
obtient avec sa discipline ennuyeuse?
(( La vie n'est pas un roman, me dit-on ; il faut
habituer très tôt les enfants aux besognes ennuyeuses
quils ne pourront pas éviter plus tard. La plupart
d'entre eux auront à accomplir souvent des corvées
pour lesquelles il leur faudra beaucoup de résigna-
tion. »
Voilà. Pour ceux que je combats, il n'y a qu'une
manière de comprendre le sens du mot travail. Ils
ont l'air d'ignorer le travail de l'artiste, de l'inven-
teur (auquel celui de l'enfant ressemble si souvent).
Ils ne songent qu'au travail-châtiment, au travail
qu'on fait à la sueur de son front, pour gagner son
pain. De ce travail-là, je le reconnais, on s'acquitte,
à l'ordinaire, sans aucune joie. Pour recevoir un
— 85 —
salaire insuffisant, des millions d'hommes accomplis-
sent chaque jour une besogne monotone et fatigante.
Et s'il leur arrive, en travaillant, de compromettre
gravement leur santé, cela ne diminue pas la valeur
marchande de l'ouvrage qu'ils ont fourni. Mais quand
il s'agit du travail des écoliers, c'est en quelque sorte
le contraire qu'il faut dire. Les feuilles de papier
qu'ils remettent au maître et où ils ont écrit leurs
dictées, leurs problèmes ou leurs dates historiques,
ont une valeur intrinsèque à peu près nulle. On les
met an panier. On parvient parfois à les vendre au
poids, c'est vrai ; mais elles ont perdu presque tout
le prix qu'elles avaient lorsqu'elles étaient blanches.
Si le travail de VécoUer a de la valeur^ c'est à con-
dition qu'il améliore le travailleur lui-même. L^es-
sentiel est donc que l'Ecole fournisse sans cesse à
l'enfant l'occasion de se livrer à une activité forti-
fiante. Qu'est-ce qui se passe en lui pendant qu'il
travaille? Voilà la vraie question. Il ne faut pas le
décourager. Abrégeons : il est inepte d'assimiler son
activité au travail du salarié.
Appliquons-nous, pendant qu'il est jeune, à enri-
chir ce qu'il y a de profond dans l'individu. C'est
dans l'autre école, la seconde, qu'on en fera un ser-
viteur de la société.
On m'a dit aussi que les enfants sont moins intel-
ligents que je ne le suppose ; qu'ils ne peuvent pas faire
grand'chose de bon quand ils ne sont pas dirigés; et
que cela explique la docilité que l'Ecole exige d'eux.
— 86 —
D'abord, je n'ai pas dit que les enfants doivent
s'instruire sans que personne les aide. Et puis est-il
bien sûr qu'il aient si peu d'intellig^ence ? Il ne serait
sans doute pas impossible d'évaluer, en gros, la
somme des richesses intellectuelles que représente
une g-énération d'enfants. Jamais l'expérience n'a été
faite sérieusement, loyalement.
En attendant, on est déjà obligé de reconnaître
que partout il y a des écoliers très bien doués, pos-
sédant des aptitudes précieuses, essentiellement culti-
vables. Au sujet de ceux-là, on est tranquille ; et
l'on ne s'en occupe pas. Je veux dire qu'il existe, à
notre époque, des écoles pour enfants arriérés ou
anormaux, des écoles pour sourds-muets, des écoles
pour crétins ou pour culs-de-jatte, mais qu'il n'existe
pas d'écoles pour enfants très intelligents. On dit :
« Oh ! ceux-là se tireront toujours d'affaire. » Cela
n'est pas sûr. Ce sont les imbéciles, dont notre
société capitaliste fait une grande consommation, qui
peuvent être certains de trouver, ici ou là, un petit
emploi modeste. Mais il y a des natures fines, plus
fragiles que les autres, qui demandent à être édu-
quées avec un soin tout particuher.
Admettons que la docilité humaine soit incurable ;
qu'il ne soit pas possible de diminuer sensiblement
la proportion des esprits médiocres ; et que la plupart
des pédagogues n'aient rien de mieux à faire que
de former des citoyens obéissants. Je demande alors
que l'on organise quelques écoles où les maîtres
— 87 —
auront pour tâche essentielle de former des esprits
libres. Leur rôle sera toujours discret ; ils se con-
tenteront de mettre en branle la pensée de l'élève,
auquel on fera subir de temps en temps un examen
décisif (un examen qui, bien entendu, n'aura pas pu
être préparé). Car, encore une fois, il existe des
enfants intelligents, enthousiastes et avides, auquel
notre vieux régime scolaire ne convient pas.
S'il est vrai que les peuples sont irrémédiablement
condamnés à obéir à des minorités dirigeantes, il
faut souhaiter que les individus qui mènent le monde
soient désormais, autant que possible, des hommes
de qualité supérieure.
Mais les prédictions des misanthropes sont, bien
entendu, aussi hasardeuses que celles des optimistes.
J'ai seulement voulu dire que, quel que soit l'avenir de
l'humanité, il faut désirer des écoles où l'on favori-
sera avec scrupule et avec adresse l'épanouissement,
dans l'âme de l'enfant, de ce qu'il apporte peut-être
de précieux et de nouveau.
LECOLE ET L'AVENIR
U Ecole et le bonheur. — Il y a des gens qui se font
du bonheur une conception mélodramatique, catas-
trophique. Pour eux, être heureux, c'est, par exemple,
gagner le gros lot ; ou bien, c'est devenir, dans un
match inoubliable, le champion mondial de la boxe;
ou, encore, c'est porter une toilette infiniment élé-
gante qui laisse derrière elle, dans la foule, un sillage
d'admiration et de stupeur. Et ils sont nombreux,
ces naïfs qui vivent dans Tattente d'un événement
exceptionnel après lequel commencera pour eux une
extase interminable.
On peut imaginer aussi des bonheurs plus discrets
et moins chimériques, dont l'homme peut jouir quo-
tidiennement et qui dépendent beaucoup plus de ses
qualités que des événements. Car il y a des qualités
qui embellissent la vie de ceux qui les possèdent :
l'agilité et la force physique ; la grâce et la dexté-
rité ; la maîtrise de soi ; la bonne humeur : la sincé-
rité ; l'intelligence ; la persévérance. Et, ces qualités
— dans une mesure qui varie énormément d'une per-
— 89 —
sonne à l'autre — peuvent être développées par
l'éducation.
Or, je le répète : l'Ecole procède un peu comme
si elle avait le droit de dire : « Que nul ne s'occupe
de réducation des enfants : c'est moi seule que cela
regarde. » Ayant la prétention de les « préparer à la
vie », elle emprisonne durant des milliers d'heures
les êtres jeunes. Elles les met ainsi à l'abri de quel-
ques dangers ; mais, en même temps, elle les empêche
de faire certaines acquisitions précieuses et irrempla-
çables. En leur imposant constamment la même atti-
tude, elle arrête en eux le développement de forces
bienfaisantes. Voilà pourquoi, lorsqu'on songe à tous
les hommes qui, physiquement, intellectuellement et
moralement, ne sont pas devenus ce qu'ils auraient
pu être, et qui, dans ce sens-là, ont plus ou moins
manqué leur vie, on a le droit de dire : a L'Ecole y
est pour quelque chose. »
Si le Pédagogue se borne à entretenir le zèle docile
de ses élèves, il augmente en eux, à supposer que
cela dure, une certaine valeur sociale : la valeur qu'ils
auront quand ils seront au service des autres. Mais,
plus tard, ils ne seront pas constamment des
emploifés. Ils ne seront pas sans cesse au bureau
ou à l'atelier, penchés sur l'inévitable besogne. Ils
auront, chaque jour, des moments de liberté. Ils
auront leurs dimanches. Poiir ces heures où ils
pourront rêver ou réfléchir, il faut leur donner
quelque chose de durable à aimer.
— 90 —
Nietzche a dit que les hommes sont destinés à
devenir des machines et que, pour cette raison, il
faut les habituer à s'ennuyer. Disons-nous plutôt que
nous ne savons pas ce que sera la vie de l'écolier
qui est là, devant nous. A l'école, huit ans de suite,
tous les enfants pourraient être riches : toute la
beauté du monde pourrait être à eux.
Que le Pédagogue le comprenne enfin : c'est bien
peu généreux que de vouloir mettre, inlassablement,
sur tous les esprits ce vernis qui est la marque de la
grande Maison dinstruction Moderne, au lieu de
donner à chaque enfant une chaleur et une force qui
enrichiraient son être, trésor intime grâce auquel il
ne serait jamais un vrai Pauvre.
L'Ecole et la question sociale. — Il se fait beaucoup
de mal dans le monde sans que le Diable y soit pour
rien. Je ne suis pas de l'avis de ceux qui voient dans
l'Ecole obligatoire un moyen de gouvernement ima-
giné par des politiciens machiavéliques. Cela suppo-
serait chez ces organisateurs un génie bien impro-
bable. En tous cas, l'inertie des uns explique bien
mieux que la volonté clairvoyante des autres la mé-
diocrité des institutions que les hommes conservent.
Quoi qu'il en soit, l'éducation que reçoivent tous les
écoliers est de nature à former des esprits obéissants,
des citoyens facilement gouvernables. Le régime
auquel ils sont soumis leur enlève peu à peu leur
audace et leur curiosité. On s'applique bien plus à
- 91 —
leur faire réciter ce qu'ils ont lu iju'à les mettre en
g-arde contre le pouvoir trompeur des mots. Et au
lieu d'entretenir leur optimisme et leur enthousiasme,
on continue à leur enseigner de vieilles formules qui
expriment peut-être la vérité d'autrefois, mais que ne
confirme plus l'expérience des modernes. Car les
changements qui se sont faits dans les conditions de
la vie sociale n'ont pas modifié la morale qu'enseigne,
un peu mécaniquement, le Pédagogue.
Il suffit de consulter les manuels scolaires actuelle-
ment employés pour voir que l'on continue à s'inté-
resser beaucoup plus aux hommes du passé qui ont
commandé et qui ont détruit qu'à ceux qui ont tra-
vaillé et qui ont créé. Or, quelle qu'ait été jusqu'il
présent l'importance de la guerre, celle du travail
humain n'a évidemment pas été moindre. Et comme
l'histoire du travail serait plus variée ! Car il est bien
simple, le geste de l'homme qui tue! Ne pourrait-on
pas en dire la fréquence sans le décrire chaque fois,
et sans indiquer chaque fois la date et le lieu ? Dans
l'insistance avec laquelle tant de maîtres d'histoire
défendent contre l'oubli les noms des monarques et
des guerriers qui furent glorieux il y a mille, deux
mille ou trois mille ans, se retrouve un peu de la
platitude qu'un prince peut toujours attendre de ses
historiographes et de ses larbins.
C'est trop souvent le passé qu'on propose comme
modèle aux êtres nouveaux ; et il y a beaucoup de
chances pour que ceux-ci, par leur inertie, soient
— 92 —
plus tard les défenseurs de l'ordre ancien. Pour les
esprits respectueux, le mot « ordre » représente l'In-
tang^ible. Or, il désigne, à l'ordinaire, un ensemble
de choses lourdes et difficiles à déplacer. Si les
hommes inertes pouvaient un jour s'animer, un ordre
nouveau commencerait à se faire dans le monde.
De grandes questions relig'ieuses, politiques ou
sociales divisent les hommes ; mais dans les luttes
qui en résultent, notre ignorance inévitable nous
interdit de voir des conflits entre la vérité et Verreur^
entre le bien et le mal. L'éducateur, qui a une tâche
admirable, et toujours la même, à accomplir, devrait
donc poursuivre son but sans se laisser troubler par
le bruit qui se fait dans le monde. Il ne devrait pas
prendre parti entre les forces conservatrices et les
forces révolutionnaires qui à toute époque agissent
dans la société. Il ne devrait être le complice de per-
sonne. En mettant son éloquence au service de ceux-
ci ou de ceux-là, il abuse trop facilement de la
naïveté des écoliers. Mais l'Ecole, qui n'a aucune
confiance dans la nature humaine, prend soin de
dire tout de suite aux enfants quels sont les senti-
ments nobles et les idées saines qu'il faut avoir.
Aussi beaucoup de citoyens se croient-ils obligés
d'arborer jusqu'à leur mort des idées saines et des
sentiments nobles.
Ce qui est noble, c'est la sincérité. Il n'importe
pas que nos élèves soient, finalement, dans un camp
plutôt que dans l'autre. L'essentiel est de lutter pro-
— gy —
prement, avec courage et avec loyauté, pour la cause
qu'on aime.
Lorsqu'un maître de gymnastique propose à ses
élèves des exercices qui fortifieront et assoupliront
leurs muselés, il n'est pas retenu par la pensée qu'il
donne à ces jeunes gens une force dont ils feront
peut-être, un jour, un mauvais emploi. En leur
enseignant la boxe, il ne se demande pas s'il perfec-
tionne ainsi, longtemps à Tavance, le coup de poing
que recevra la mâchoire d'un méchant contrebandier,
ou s'il se rend un peu responsable du coup fou-
droyant qui aplatira le nez d'un vertueux douanier.
Il ne se demande pas si c'est dans le coup de poing
criminel ou dans le coup de poing légal que les effets
lointains de son enseig"nement se feront sentir. Il lui
suffit de savoir qu'en rendant ses élèves plus vigou-
reux et plus adroits il augmente d'une manière
durable leur valeur personnelle. Eh bien ! je voudrais
que ceux qui sont chargés de l'éducation intellec-
tuelle des écoliers eussent autant de désintéresse-
ment, autant de générosité que ce maître de gym-
nastique.
L'éducateur pourra être sûr de ne pas se tromper
s'il s'efforce d'abord, pendant des années, d'accroître
la valeur individuelle de l'enfant qu'on lui a confié.
Il pourra encore, pour lui inculquer des idées saines,
lui montrer, ingénieusement et éloquemment, ce qu'il
y a de fondamental, de beau et de nécessaire dans le
travail et dans la solidarité. Mais qu'il ne lui parle
— 94 —
pas trop tôt de ses devoirs envers l'Etal ! Il y a
plusieurs manières d'être un bon citoyen. Et, d'ail-
leurs, l'école n'aura pas trop des milliers d'heures
dont elle dispose et de toutes ses ressources pour
remplir le rôle discret que je lui propose.
Je demande à l'éducateur d'être discret en ensei-
gnant la morale. Pourquoi se soucierait-il de la
forme que prendra un jour le civisme de ses élèves,
puisque leurs vertus sociales ne seront agissantes que
dans quinze ou vingt ans, dans un milieu nouveau ?
Mais j'ai eu tort de dire qu'il ne doit pas prendre
parti. S'il prend au sérieux le principe essentiel qui
dirige son action quotidienne, s'il est sincère, il ne
peut pas être le véritable soutien de la société ac-
tuelle, composée principalement de roublards, de
naïfs, de militaires et de bêtes de somme.
Il se peut que toutes les espérances des optimistes
soient illusoires. Il se peut que les individus soient
toujours rares parmi les unités qui composent les
foules. Peut-être les peuples seront-ils jusqu'à la fin
ces troupeaux obéissants dont des élites indignes dis-
posent. Dans ce cas, pour nous, les morales et les
pédagogies seraient toutes également vaines. Mais
l'avenir n'est à personne. Il a existé et il existe des
êtres exquis qui peuvent nous faire croire en la pos-
sibilité d'une humanité nouvelle, plus éloignée que
la nôtre de la brutalité primitive. Bien souvent, pour
une heure, des enfants adorablement frais ont fourni
à notre espérance des arguments victorieux. Cette
— 95 —
humanité, peut-être viable, remue déjà dans le cœu
de beaucoup d'hommes d'aujourd'hui et leur fait
ébaucher, de loin en loin, un geste nouveau. Eh
bien ! si un jour une société meilleure que la nôtre
peut se fonder, ce n'est pas à l'école d'en retarder
l'avènement.
L'éducation doit souvent être un frein, mais il faut
d'abord qu'elle soit un stimulant. Si l'on n'enseig-nait
aux écoliers que le respect et l'obéissance, on ferait
une œuvre mauvaise. L'imitation du passé ne consti-
tue que la moitié de l'histoire ; les innovations en
sont l'autre moitié. Dans nos vieilles vérités et dans
nos vieilles habitudes, tout n'est pas digne d'être
conservé.
Les éducateurs ont leur tâche propre à remplir ;
ils pourraient faire quelque chose pour l'embellisse-
ment de la race humaine. C'est dire que leur action
ne doit pas se confondre avec l'action conservatrice
de l'Etat. L'horrible guerre qui dure depuis trois ans
nous a fait entrevoir ce que peut devenir un peuple
lorsque ses pédagogues ne sont que les serviteurs du
gouvernement.
Seuls les gens très habiles peuvent être constam-
ment, avec un zèle égal, les partisans de l'ordre so-
cial que l'Etat a pour fonction de conserver et de
l'ordre moral que l'éducateur essaie de fonder.
Le rôle de l'école est d'entretenir l'idéalisme dans
l'âme humaine, et, dans ce sens, son action ne peut
être que révolutionnaire. Qu'elle ait donc le courage
— 96 —
de dire aux puissants défenseurs de l'ordre actuel :
< Ne comptez plus sur moi ! »
Les forces conservatrices qui retardent les chang-e-
ments sociaux (les chang-ements souhaitables comme
les autres), sont considérables. Les formes du passé
sont défendues par l'hérédité, en vertu de laquelle
les enfants ressemblent à leurs parents ; par l'imita-
tion, qui fait que les êtres nouveaux adoptent les for-
mules et les gestes des anciens ; par la paresse hu-
maine, car il faut plus d'efforts pour innover que
pour conserver ses habitudes. Le passé est protégé
par les lois et les gendarmes. Enfin, il est défendu
par ceux qui possèdent l'argent et par leurs domesti-
ques. Eh bien ! il ne faut pas que l'éducateur vienne
encore donner son coup de main à toutes ces puis-
sances et mette à leur service la docilité et la crédu-
lité des enfants.
Puisque l'écolier nous apporte sa naïveté et son
enthousiasme facile, donnons-lui l'illusion que la vie
est belle. Cette illusion deviendra peut-être agissante.
Devenu grand, il essaiera de mettre dans les choses
un peu de cette beauté des idées entrevue à l'école.
Donnons aux enfants un élan pour la vie. Et si cet
élan doit les porter au delà du point où notre lassi-
tude et notre prudence nous ont fixés ; si, un jour,
avec l'ardeur et la liberté d'esprit qu'ils nous devront,
ils attaquent les dogmes de notre imparfaite sagesse,
— tant mieux.
NOTE i
Mes yeux sont lombes, l'autre jour, sur une circulaire que La
Société suisse des maîtres de géographie et le Comité Central
de l'Association des sociétés suisses de géographie adressaient, il
y a deux ans, à Messieurs les Directeurs des écoles secondaires
de la Suisse. J'y ai lu ceci :
« Depuis longtemps, des hommes compétents se plaig^nent
du peu d'importance que l'on donne à la géographie dans nos
Ecoles secondaires Non seulement il leur manque (aux
élèves) les connaissances géographiques, mais plus encore
Y esprit géographique^ seule base d'un jugement raisonné sur un
pays et ses habitants, en Suisse ou à l'étranger. D'où l'infériorité
des connaissances civiques, qui exigent également de l'esprit
Sféographique Nous croyons que la géographie, si elle veut
remplir sa tâche, peut et doit prétendre au même nombre d'heures
que ['histoire »
Plus loin, j'ai trouvé ces mots lumineux : « Tout phénomène
est géographique, s'il est partie constitutive d'un tout, s'il influe
sur les autres parties et en est influencé. »
Moi, après de telles définitions, j'ai envie de m'en aller vrs
d'humbles hameaux, enfouis dans d'ineffables verdures.
Le morceau est signé par trois pédagogues qui sont « docteurs »
et par un quatrième qui mérite de l'être.
Donc, des hommes ((compétents» (des géographes, évidemment)
trouvent que nos enfants ne reçoivent pas, à l'école, un nombre suf-
fisant de leçons. Etudier la géographie chaque semaine, six ans de
suite, de l'âge de dix ans à l'âgé de seize ans (après avoir reçu déjà
quelques notions à l'école enfantine), cela ne suffit pas. On nous
dit qu'il s'agit de donner à l'écolier Vesprit géographique, afin
que ses connaissances civiques Mais, ces fariboles mises
de côté, il reste ce fait : les maîtres de géographie veulent donner
— 98 —
autant de leçons que les maîtres d'histoire. Or, quand un péda-
g-ogue, invoquant les intérêts supérieurs de la patrie ou de
l'humanité, réclame pour la discipline qu'il enseigne une place
plus grande dans les programmes scolaires, quelques-uns de ses
collègues, qui ont des raisons aussi bonnes que les siennes, s'écrient :
«Et moi? Et moi?» — «Et nous?» — «Moi aussi.» On
augmentera donc peut-être encore, si personne ne proteste, le
nombre des leçons imposées à nos enfants, afin qu'ils ne man-
quent ni à'esprit historique, ni à'esprit artistique, ni d'esprit
mathématique, ni d'esprit zoologique, ni d'esprit sociologique,
ni d'esprit pédagogique. Ah ! une voix pour crier !
Etre un homme « compétent » et croire que le civisme des
futurs citoyens sera de meilleure qualité si les écoliers reçoivent
34 leçons par semaine au lieu d'en recevoir 33 !
NOTE 2
Les efforts que fait le Pédagogue pour fixer dans la mémoire
de ses élèves des centaines de noms inutiles, peuvent paraître
d'abord incompréhensibles. Mais l'inertie explique bien des
choses. Au commencement du XII' siècle, des étudiants avides
de science faisaient des voyages de plusieurs semaines pour
profiter des leçons que donnait à Paris le célèbre Abélard. A
cette époque, les livres étaient extrêmement rares; l'imprimerie
n'existait pas, et les écoliers dont je parle devaient prendre toutes
sortes de précautions pour ne pas perdre les cahiers où ils avaient
noté les paroles du Maître. Mais, depuis le temps héroïque des
Croisades, le commerce de la librairie a pris une certaine exten-
sion. C'est ce que l'Ecole, (jui tient à ses habitudes, n'a pas
remarqué. Le Pédagog'ue d'aujourd'hui, comme pouvait le faire
son collègue d'il y a 800 ans, continue à dire à ses élèves :
« Retenez bien tous les renseignements que je vous donne; car,
en les oubliant, vous feriez une |)erte irréparable.»
N'avoir pas constaté les changements qui se sont faits dans le
monde durant ces huit derniers siècles, c'est, tout de même,
beaucoup de distraction.
— 99 —
Autre chose. L'habitude de faire suivre aux écoliers des couru
tout à fait distincts, dans chacun desquels toutes les questions
traitées sont du même ordre, a des conséquences imprévues. La
durée d'un cours est fixée d'avance. Ordinairement, elle est d'une
ou de plusieurs années entières. Un cours d'un an se compose
donc de 40, ou de 8U ou de 120 leçons, suivant qu'on y consacre
une, deux ou trois heures par semaine. Je veux dire qu'il ne se
termine pas lorsque le professeur croit être arrivé au bout de sa
tâche : c'est lui qui doit continuer à traiter son sujet jusqu'au
jour où, réglementairement, le cours s'arrête. Si le programme
dit que l'on consacre deux heures par semaine, pendant un an, à
l'étude du moyen-àg-e, le maître n'a pas le droit de faire en
24 ou en 36 leçons le tableau de cette période de l'histoire.
Il doit employer un temps égal à celui qu'employait son pré-
décesseur, si prolixe. Il est payé à l'année, et non pas « aux
pièces », comme disent les ouvriers. Certains pédagogues à qui
l'on dirait qu'un cours s'est terminé le 18 janvier trouveraient ça
tordant.
Il y a, par exemple, 480 leçons dans le cours d'histoire ou de
géographie que tels collégiens suivent de l'âge de dix à l'âge
de seize ans. Dans ces 480 leçons, le maître a évidemment le
temps de dire un grand nombre de choses intéressantes et d'au-
tres qui le sont beaucoup moins ; et l'on peut s'attendre à ce qu'il
y ait dans son cours du « remplissage ».
Tout cela demanderait à être examiné de plus près, mais le
fait est là : à l'école, l'emploi du temps est fixé de telle manière
que le maître ne sent pas la nécessité de supprimer, dans son
enseignement, ce qui est sans importance.
IUVitKIERIEl veuilles S. *. L«U9«MME.
Les Cahiers Vaudois
ont publié dans leur troisième série :
C.-F. Ramuz : Le Règne de l'Esprit Malin ^ histoire.
Un volume à 8 fr. 50
vont paraître :
C.-F. Ramuz : Le Grand Printemps.
René Morax : Théâtre de Poupées, avec des bois
de Rischoff.
Henry Spiess : Le Miroir Offensé, poème.
Les Cahiers Vaudois, fondés en 1914, paraissent en
séries de cahiers, d'épaisseur variable, mais formant un
total d'au moins 15 feuilles (1200 pag-es) d'impression.
On s'abonne à la série (Suisse et France : 18 fr. ; autres
pays : 25 fr.).
Rédaction : Avenue Fraisse, 12.
Administration : Avenue Juste Olivier, (3, Lausanne.
EXTRAIT DU CATALOGUE
DES
PUBLICATIONS DES CAHIERS VAUDOIS
MAURICE BAUD
Propos licites sur l'actualité politique Fr. 0.75
Deux fragments posthumes » 2.50
(Souvenirs sur Verlaine, Eglanline.)
LOUIS DUMUR
Culture française et Culture allemande Fr. L —
RENÉ MORAX
On suppose... Fr. 0.75
FLORIAN DELHORBE
Dans le chaos Fr. 3. —
L'administration des Cahiers Vaudois, à Lau-
sanne, fait l'expédition de ces volumes par retour
du courrier, en prenant les frais de remboursement
à sa charge.
IMPRIMERItS REUMIES S. A. LAUSANNE.
University of Toronto
Library
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